Chapitre 22 : Treddy
Stair
Elle était vraiment notre ange bleu, notre Blue Angel. Après être demeurés plusieurs semaines sous le choc de l'accident de Ruggy et ses conséquences, Jenna nous avait secoués, bousculés, engueulés, maternés... Ouais, un ange bleu face aux anges noirs. Et nous avions repris le chemin de la salle de répétition. Gordon ne nous prenait pas la tête. Jenna si.
Et elle avait raison. On ne pouvait pas rester ainsi, prostrés, cloîtrés, à s'enquiller des bières, à fumer des joints et, pour ma part, à gratouiller ma basse sans rien en sortir. Le premier jour où je rejoignis Lynn à la salle de répétition, cela me fit tout bizarre. Je n'y étais revenu que pour les deux discussions que nous avions eues ensemble et avec Jenna, mais pas pour jouer. Et répéter me semblait remonter à une autre époque.
Tout y était en ordre et pour cause : Lynn y venait tous les jours. Il avait besoin de jouer, de taper sur sa batterie, d'évacuer ainsi tout son ressenti : sa douleur, sa colère, son amertume et ses inquiétudes. Pour Jenna en premier lieu, bien sûr. Jenna qui nous portait et nous soutenait autant qu'elle le pouvait. Et qui était la seule à pouvoir le faire. Mes parents m'avaient encouragé et réconforté, mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose de plus, ma sœur était désolée. Quant à Snoog... Ce n'étaient pas ses conquêtes d'un soir qui allaient le réconforter. D'ailleurs, je n'étais même pas certain qu'il fasse des conquêtes, en ce moment. Il aurait fallu qu'il sorte pour cela, et il restait la plupart du temps chez lui.
Encouragé par Lynn, poussé par Jenna, je revins donc ce jour-là au local. Lynn y était déjà et m'attendait. J'étais resté un moment dans la voiture, avant d'en sortir. Les battements sourds de la batterie arrivaient jusqu'à moi et c'était comme s'ils m'avaient entouré et entraîné, me poussant à aller jusqu'à eux.
A revenir dans notre monde, celui de la musique.
Je sortis finalement de la voiture, pris ma basse et me dirigeai vers le local. Je fis coulisser la porte. Lynn était assis, les yeux fermés, et tapait. Le rythme d'Ace of Spades, de Motörhead.
Je m'avançai dans la salle, il ne varia pas d'un pouce, mais je savais qu'il savait que j'étais là. Mon regard fit le tour de la pièce, je notai la guitare de Ruggy accrochée au mur. Elle resterait avec nous. Madame Ferew ne voulait pas la garder chez elle et aucun d'entre nous n'aurait jamais le courage d'en faire quoi que ce soit. Alors oui, nous l'aurions toujours avec nous à défaut d'avoir Ruggy.
J'allumai l'ampli, fis quelques vérifications et branchai ma basse. Je n'avais pas la prétention de réussir à suivre Lynn et de remplacer Lemmy, mais je jouai tranquillement la mélodie. A la fin du morceau, je me sentis un peu mieux : ça faisait tout simplement du bien de rejouer avec Lynn.
A la fin du morceau, on laissa passer quelques secondes de silence, Lynn attrapa la bouteille d'eau posée à côté de lui, but une longue rasade. Puis il ôta son t-shirt, signe que ça faisait un moment qu'il jouait et qu'il commençait à avoir trop chaud. Et il attaqua ensuite avec The Trooper, puis Fear of the Dark, Killers, Purgatory, Wrathchild, Hallowed by the name. Que des morceaux de Maiden. Et parmi mes préférés.
Pour cette première reprise, du moins pour moi - ça faisait déjà un moment que Lynn revenait quasiment tous les jours à la salle de répétition -, on ne joua aucun de nos morceaux, juste des morceaux des groupes qu'on aimait bien et principalement du Maiden. C'était pour Lynn une façon de m'encourager, de me réconforter, de me faire du bien. Comme s'il avait dit quelque chose du genre : "Ils sont toujours là, eux. Malgré tout. Ils sont avec nous depuis toujours. On doit continuer. Comme eux."
Et de ce jour, je repris le chemin de la salle de répétition pour y retrouver Lynn.
**
Snoog ne tarda pas à nous rejoindre. Quelques jours après moi. Il avait une sale tête, alors que Lynn et moi commencions à reprendre le dessus. Pour la première fois de ma vie, je le sentis fragile. Encore fragile. Mais son regard était déterminé et si sa voix flancha plusieurs fois, il ne s'arrêta pas à cette difficulté et poursuivit.
Il nous confia avoir écrit. Mais ce fut seulement après plusieurs séances à trois qu'il nous présenta ses textes. Il y avait Dark Night, écrite lorsque nous étions retournés voir Ruggy à Londres, et Regrets. Des deux, cette dernière était ma préférée. Le texte était plus soigné, plus précis, plus tranchant encore. Plus... snooguien.
C'était un soir de sombre pluie
Le vent du nord avait forci
Et ce jour-là, j'étais d'sortie
Pour un rencart d'avant minuit
Elle était belle, mais dangereuse
Vibrante, vivante, pas amoureuse
D'un pauvre type au r'gard vitreux
D'un pauvre type déjà trop vieux
C'était un ange diabolique
Une svelte pute magnifique
Mais ça sert à rien d'êt' nostalgique
Le bout d'la rue, c'tait ma limite
De l'autre côté, c'est le grand vide
Un saut d'ailleurs, d'un aut'possible
C'était l'destin, pas d'autre issue
C'était l'destin, au bout d'la rue
Qui m'attendait entre ses bras,
Mais j'suis plus rien qu'un pauvre gars
J'ai l'air de quoi moi maintenant ?
Je suis plus rien qu'un mort-vivant
Quand je r'garde en arrière
Je vois c'que j'étais hier
Mais j'peux plus faire marche arrière
J'ai franchi la frontière
Dans l'autre monde j'ai plongé
Là où on peut tout oublier
Un monde noir et cotonneux
Mais c'est pas là qu'on est heureux
* Regrets (écrite par Snoog pour Ruggy)
**
Sachant que nous avions repris les répétitions, Gordon tint ses propres promesses et nous présenta très vite des guitaristes susceptibles de remplacer Ruggy. Nous n'étions pas fermés à l'idée d'avoir une fille dans le groupe, mais les deux qui firent des essais ne convenaient pas du tout. L'une n'avait pas le niveau pour suivre, l'autre s'intéressait plus à Snoog qu'à notre musique. Même lui déclina.
Gordon commençait à s'arracher les cheveux devant nos exigences, tout en convenant que certains ne pouvaient en effet pas jouer avec nous. Lynn proposa alors que Jenna assiste aux prochaines auditions et on accepta d'emblée. Je vis que Snoog lui-même était soulagé de cette initiative. Elle avait joué un rôle non négligeable pour le sortir de chez lui, le secouer et lui éviter de tomber dans des dépendances dont il aurait été difficile de le relever. Personnellement, depuis ce qui était arrivé avec Maggie, je me méfiais beaucoup de la drogue, me contentant de fumer mes petits joints. Mais Snoog aurait pu se laisser dériver. Depuis, la relation qu'il avait avec Jenna avait évolué. Il avait bien compris que Jenna serait la seule fille qu'il ne parviendrait jamais à mettre dans son lit, malgré toutes ses tentatives. A mon avis, il la mettait sur un véritable piédestal. Il y avait Jenna d'un côté et toute la gente féminine de l'autre. Je ne savais pas encore qu'Ally serait, un jour, comme elle.
Jenna se trouvait donc avec nous lorsque nous fîmes la connaissance de Treddy. D'emblée, il me fut sympathique. Côté look, rien à voir avec Ruggy. Jeans délavés, t-shirt bleu avec une grande vague blanche sur le torse, cheveux longs. Il avait quelques années de plus que nous - deux ans de plus que Snoog, trois que Lynn et moi. Déjà pas mal d'expériences à son actif ; il avait commencé par la musique traditionnelle, puis avait joué dans un petit groupe de rock. Il disait se débrouiller sur quelques morceaux de Maiden ou de Motörhead - ce qui ne tomba bien entendu pas dans l'oreille de deux sourds -, mais j'allais vite me rendre compte que Treddy était quelqu'un de modeste. Lorsque nous jouâmes ensemble Killers, je me dis que Dave Murray n'aurait pas tiqué sur cette version.
Pour ce premier contact, il nous dit avoir bien répété Lies, more lies ! et Redemption. Nous commençâmes par Lies. Il joua sans avoir besoin de la partition, d'une traite. A la fin du morceau, j'échangeai un rapide regard avec Gordon. On s'était compris : déjà, entre Treddy et moi, ça passait crème. Puis ce fut Redemption.
Et là, il me sembla voir briller une petite larme à l'œil de Jenna. Et je me dis que c'était dans la poche.
**
- Comme ça ?
- Yep. J'attaque d'abord et tu pars avec un léger contretemps.
- Ok.
Ce matin-là, Treddy et moi étions les premiers arrivés à la salle de répétition. Cela faisait quatre jours qu'il était à Manchester et que nous faisions des essais. Nous n'avions pas encore pris notre décision, mais pour moi, c'était bon. Les précédentes auditions m'avaient aussi fait comprendre que nous ne retrouverions jamais un guitariste comme Ruggy, avec le son qui lui était propre, sa façon aussi d'attaquer, puis de jouer les morceaux. Il fallait plutôt imaginer ce que ces autres guitaristes pouvaient apporter de plus et de nouveau au groupe. Et avec Treddy, ça fonctionnait parfaitement.
D'une part, c'était un excellent guitariste. Il avait un jeu toute en finesse, pouvant être très rapide, mais aussi très léger. Son parcours faisait qu'il n'hésitait pas, de temps en temps, lors d'une rupture de rythme, à glisser quelques notes rappelant le style de la musique traditionnelle écossaise. C'était amusant, même sympa. Après avoir joué plusieurs fois Redemption et Lies, more lies ! avec lui, nous avions proposé de travailler un ou deux autres morceaux qu'il n'avait encore jamais joués. Il était tout à fait volontaire et ce matin-là, nous avions convenu de nous attaquer à Dark City. On était en train de déchiffrer le morceau. Il m'avait demandé de le laisser jouer d'abord seul, une ou deux fois, la mélodie. Puis j'avais commencé la ligne de basse et il s'était calé sur moi. Sans l'aide de Lynn, ce n'était pas évident, mais on avançait quand même.
Quand ce dernier arriva, il resta un moment, debout, les bras croisés à nous regarder et à nous écouter. Puis il s'installa derrière la batterie, fit quelques roulements pour s'échauffer avant de se lancer. Je me calai sur son jeu et Treddy suivit.
On joua le morceau d'une traite. Puis Lynn fit frémir ses cymbales pour le conclure et alors que les derniers sons résonnaient encore dans l'air, il dit :
- C'est bon.
Ca voulait dire que l'on avait bien joué, certes. Mais surtout que Treddy était retenu par Lynn. Restait à avoir l'avis de Snoog, mais je me doutais qu'il suivrait le nôtre. Il attendit cependant que Jenna puisse assister à une nouvelle répétition pour rendre un avis définitif. Ce jour-là, nous avions décidé de travailler la chanson No man's land, celle que Snoog avait écrite en Irlande, lors de notre tournée. Nous n'avions jamais joué cette chanson avec Ruggy et pour cause, Snoog n'avait écrit qu'une ébauche de mélodie, aucun arrangement et s'était surtout consacré au texte. C'était donc comme de donner naissance à cette nouvelle chanson que de la travailler avec Treddy. C'était aussi une façon d'ouvrir une nouvelle page pour le groupe.
Et pas des moindres.
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