Chapitre 24 : Sortir mes tripes
Stair
- Bien. Vraiment bien. Chuis content, les gars !
Snoog avait le sourire. Et nous autres aussi. Nous avions passé l'après-midi à travailler No man's land et le résultat était très prometteur. Treddy maîtrisait complètement la mélodie et pour notre dernière interprétation, il s'était même permis quelques variations celtisantes sur son solo. Une excellente idée.
Quelques jours plus tôt, Gordon avait lancé l'idée d'un concert, à Manchester, pour nous remettre en selle. Treddy était partant. Pour l'instant, on ne voyait pas plus loin, on n'envisageait pas encore d'album ou de tournée, mais cette échéance nous fixait un but : travailler un certain nombre de nos chansons avec Treddy, lui laisser le choix de jouer celles où il se sentait le plus à l'aise ou qu'il préférait. On pouvait ainsi envisager un show d'une durée tout à fait correcte, d'autant que nous avions quelques semaines devant nous pour le peaufiner.
Depuis que nous avions fait connaissance avec Treddy et que l'on enchaînait les répétitions avec lui, je me sentais beaucoup mieux. Je n'en avais pas encore vraiment conscience, mais j'étais en train d'avancer par rapport à l'accident de Ruggy et à toute la peine et la douleur qui s'en étaient suivies. J'étais en train de faire mon deuil. Au moins musicalement parlant. Car très vite, j'avais saisi le potentiel de Treddy. Il avait sa propre façon de jouer, forcément, différente de Ruggy. Et il apportait vraiment quelque chose de plus aux morceaux. Et, par ricochet, à nous tous. Treddy nous prouvait qu'il était possible de repartir, de former à nouveau les Dark Angels, même avec un autre guitariste. Et ça, c'était un point essentiel.
J'avais aussi pris beaucoup de plaisir à travailler No man's land avec lui. Dès que Snoog nous avait présenté le morceau, durant la tournée - il y avait donc plusieurs mois de cela -, j'avais très tôt eu à l'idée une ligne de basse bien particulière. A ce jour, je pensais même que c'était une des plus réussies que j'avais écrites. Mais c'était resté en sommeil au cours des mois passés et ce fut seulement avec Treddy que je pus me pencher à nouveau sur ce morceau. Ce fut le premier que nous créâmes ensemble, et ce fut vraiment un moment de bonheur pour moi. Treddy avait des idées, il était très investi dans l'écriture non seulement de la mélodie, mais aussi des arrangements, de la façon dont la basse et la guitare pouvaient se répondre, se croiser, tout en s'appuyant sur la rythmique de Lynn. Je n'avais pas eu cette complémentarité, ni cette connivence avec Ruggy.
Après des mois plus que difficiles, douloureux, composer No man's land avec Treddy fut une vraie bouffée d'oxygène pour moi et me remit complètement en selle.
Ce jour-là, Jenna était venue assister à notre répétition. Elle était moins souvent présente maintenant qu'elle avait repris le travail. J'étais content qu'elle soit là, d'autant que nous avions pu jouer No man's land devant elle et qu'elle aimait beaucoup cette chanson. La répétition était terminée, nous nous étions tous assis autour de la table en formica, pour boire une bière.
- Vous pouvez vraiment être contents de vous, dit-elle, toujours encourageante. Vous avez vraiment bien travaillé sur cette chanson, par rapport à la dernière fois que je l'ai entendue. J'aime beaucoup les ajouts que tu as faits aujourd'hui, Treddy, sur ton solo. Ce petit air de musique traditionnelle que tu évoques, ça va bien avec le thème de la chanson.
- Merci, Jenna, répondit-il. A la rigueur, il faudrait avoir une cornemuse avec nous, pour jouer ce morceau. J'imagine très bien ce que cela pourrait donner. Ca lui apporterait un vrai coffre, une vraie ambiance.
- Une cornemuse ? fit Snoog en ouvrant de grands yeux. Et pourquoi pas une flûte traversière, tant qu'on y est ?
- Qu'est-ce que tu as contre la flûte traversière ? lui répliqua Jenna.
Jenna avait joué de cet instrument quand elle était adolescente et, parfois, Snoog s'amusait à la taquiner à ce sujet.
- Quoi ? Tu voudrais pas nous r'joindre avec ?
- Tu dis vraiment n'importe quoi. En revanche, je suis d'accord avec Treddy. Il y a des groupes de rock qui jouent avec un cornemuseur. Pas forcément sur tous les morceaux, mais c'est un instrument qui se marie très bien avec cette musique.
- De rock, ouais. Pas de hard-rock, fit-il pour le plaisir de chipoter.
- Cela dit, ajouta Jenna sans relever la remarque de Snoog, le solo de Treddy est vraiment bien dans cette version. Est-ce que tu comptes en faire un aussi, Stair ?
- Non, pas vraiment. Je le sens pas, répondis-je, un peu surpris par la question de Jenna.
Snoog leva les yeux au plafond :
- Pourquoi t'en fais plus ? Ou rarement ? Quand on jouait dans les pubs, t'en faisais souvent et c'tait pas mal...
- J'te dis que j'le sens plus, fis-je d'un ton plus sérieux que je ne l'aurais voulu.
Il ouvrit la bouche pour en rajouter une couche, mais Lynn fut plus rapide, le fusillant du regard :
- Insiste pas, mec.
Snoog me fixa un instant. Je pouvais presque lire ce qu'il avait à l'esprit : "Ouais, depuis qu't'es plus avec Ally, tu veux plus en faire..." ou quelque chose du même genre. Enfin, bref, il voulait faire une allusion à Ally. Aucun de mes amis ne s'était jusqu'à présent permis de me parler d'elle depuis notre rupture, pas même Lynn.
Puis Snoog se tourna vers ce dernier. S'il pensait trouver du soutien ou un appui à ses dires, il était mal barré. Le regard de Lynn se fit encore plus noir, pour le foudroyer sur place. Snoog leva les mains lentement, comme s'il avait été un fugitif sur le point de se rendre.
- Ok, ok. J'insiste pas. Bon, sur ce, c'est pas l'tout, mais j'ai rencard ce soir. Faut qu'j'vous laisse.
Il nous serra la main, puis Treddy nous laissa aussi. J'avais quitté ma chaise pour reprendre ma basse. L'allusion de Snoog m'avait mis mal à l'aise, avait réveillé cette pointe douloureuse que je ressentais toujours. Seule la basse pouvait me calmer. Je repris la ligne de No man's land, cherchant encore des variations, comment enrichir le morceau sans l'alourdir. J'avais déjà replongé dans mes accords quand Lynn me tapa sur l'épaule pour me dire qu'il partait. Je crus que Jenna s'en allait avec lui et je fus donc bien surpris de la voir encore présente, lorsqu'à un moment, je me retournai.
- Jenna ? T'es encore là ? m'étonnai-je.
- Oui, répondit-elle. Je voulais te parler.
Sans débrancher ma basse, je fis quelques pas vers elle et dis :
- Qu'est-ce qu'il y a ?
Elle prit une longue inspiration et me lâcha une vraie bombe. L'allusion de Snoog, tout à l'heure, à côté, c'était peanuts :
- J'ai vu Ally tout à l'heure. J'aimerais bien que tu me parles d'elle.
Je la fixai un moment sans répondre, puis je finis par passer ma basse par-dessus ma tête, la débrancher et couper l'ampli. Jenna avait son air décidé, je n'allais pas couper à la conversation. Après tout, pourquoi pas ? Ally était une de ses meilleures amies, elles se voyaient toujours, même si Jenna avait dû interrompre ses études. Elle y avait quelques fois fait allusion et Lynn également. Peut-être réussirais-je à en savoir plus sur Ally grâce à elle ? Je ne m'attendais pas cependant à devoir tout déballer.
Sentant bien que j'aurais besoin d'un petit encouragement, je me dirigeai lentement vers le réfrigérateur et en sortis une nouvelle cannette de bière. J'en proposai une à Jenna, mais elle déclina. Puis je lui demandai, d'une voix posée :
- Qu'est-ce qu'tu veux qu'j'te dise ?
- Elle ne va pas bien.
Bordel. Ce fut une vraie gifle. C'était vraiment la dernière chose que j'avais envie d'entendre. Je bus une longue gorgée avant de dire :
- Ah ?
- Oui, répondit Jenna sans me lâcher du regard.
Et ce "oui" claqua comme une évidence. Je lui rendis son regard, puis je finis par attraper une chaise, la tournai pour m'asseoir en face d'elle. Je soufflai d'une voix rauque :
- A cause de moi ?
Jenna hocha la tête. Je baissai alors les yeux, secouai la tête et lâchai :
- J'ai déconné à mort, Jenna. Vraiment à mort.
Je ne voyais pas comment dire les choses autrement. Quand j'y repensais - et j'y pensais quand même assez souvent, même deux ans après -, c'était la conclusion à laquelle j'arrivais. Mais je ne parvenais jamais à aller plus loin. Je repris, après une nouvelle gorgée de bière :
- J'ai essayé de lui parler, une fois ou deux. Elle a toujours coupé court. Alors, j'ai laissé tomber. C'est pas ce que j'ai fait d'mieux, sans doute, mais si elle ne voulait pas m'écouter, j'ai préféré ne pas insister. J'ai pensé... qu'elle était finalement devenue totalement indifférente à moi. J'ai l'impression d'être transparent les rares fois où on se croise.
- Tu ne t'es pas dit que ça pouvait être un moyen de défense pour elle ? suggéra Jenna. Une façon de se protéger ?
Je fis un vague geste de la main.
- Non, pas vraiment. Faut dire que vous, les filles, vous êtes assez compliquées à décoder.
- Je sais, répondit-elle avec son joli sourire. Un mec, c'est basique, une fille, beaucoup moins.
- Jenna, fis-je en me redressant sur ma chaise, je peux expliquer un peu les choses. Pas me justifier. Juste... que j'ai été le premier à qui c'est arrivé dans la bande. Tu nous connais tous assez bien, même Ruggy. Tu sais comment on fonctionne, ensemble, et chacun, individuellement, j'veux dire.
Elle acquiesça sans dire un mot. Je poursuivis :
- Evidemment, depuis, Lynn t'a rencontrée et ça a changé la donne. Enfin, pour moi, ça a un peu changé la donne. Snoog, non, bien sûr... Mais j'veux dire par-là que... que si ça arrivait maintenant, je ref'rais pas les mêmes erreurs.
- Tu veux dire que tu ne succomberais pas aux charmes de Maggie ? lança-t-elle.
Aïe. Nouvelle bombe. Et re-claque. Putain, Jenna ! T'en as combien comme ça à me sortir ce soir ?
- Ah, t'es au courant de ça ? fis-je d'un ton pitoyable tout en me demandant comment Jenna pouvait bien en avoir entendu parler.
A ma connaissance, Ruggy n'avait jamais raconté à quiconque cette soirée calamiteuse. Moi, j'avais fermé ma gueule. Tout ce que je savais, c'était qu'Ally avait vu Maggie m'embrasser, le soir du concert. La seule qui pouvait avoir parlé, c'était Maggie. Mais Jenna n'avait pas vraiment d'atomes crochus avec elle et elles s'étaient le plus souvent royalement ignorées quand Maggie était sortie avec Snoog, puis avec Ruggy. Même sans que Lynn l'ait mise en garde, j'étais certain que Jenna avait tout de suite perçu que Maggie n'était pas fréquentable.
- Ben oui.
- Oui, en effet, soupirai-je. Je me laisserais pas avoir. Quand je dis que j'ai déconné grave, c'est aussi parce que je comprenais pas c'qui m'arrivait. Ni c'que j'devais faire. Je pensais pas pouvoir vivre un truc sérieux. Et maintenant... Bah, de toute façon, c'est trop tard.
- Ca dépend, me dit-elle d'un ton encourageant.
- Laisse-tomber, Jenna. Le miroir aux alouettes, il est cassé et c'est pas réparable. Chais pas recoller les morceaux.
- C'est toi qui vois, Stair. A toi de réfléchir...
**
Dire combien de temps je demeurai assis, les bras croisés sur le dossier de la chaise, la tête baissée, après le départ de Jenna était impossible. Je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'elle me parle d'Ally. Ni à ce que ça me fasse aussi mal. Ally souffrait. A cause de moi. Et moi... Moi je souffrais aussi à cause de moi.
Je restai un moment les yeux dans le vague. Je pensais à Ally tous les jours, vouloir faire croire le contraire serait mentir. Et il n'y avait pas de jours qui passaient sans que je me traite de gros con. Mais en attendant, même si c'était la vérité, ça ne faisait rien avancer. Ca ne menait à rien. Je croyais qu'Ally m'avait oublié, qu'elle avait tourné la page - et je voulais bien croire que ça n'avait pas été facile. Je me raccrochais à cette idée pour avancer moi aussi. Je pouvais juste en conclure que le résultat n'était pas brillant.
Je finis ma bière et me relevai, jetai la cannette dans la poubelle. Le local était silencieux, les alentours aussi. Il faisait encore jour. Je n'avais rien à faire chez moi, alors, je repris ma basse, rallumai l'ampli et, dos tourné à la porte, je me remis à jouer.
Je repris les variations de No man's land que j'étais en train de peaufiner, là où je m'étais arrêté. Mais ça ne me disait plus rien du tout. J'abandonnai No man's land, et je me mis à jouer des suites d'accords. Je laissai mes doigts courir, puis je repris la ligne de basse de Genghis Khan, cet instrumental de Maiden que j'adorais. Puis j'enchaînai avec Remember Tomorrow qu'on pourrait croire avoir été écrite pour Ally et moi. Merci, Steve.
J'enchaînai finalement des suites d'accords, inspirées par ceux de cette chanson. Une mélodie commençait à naître dans mon esprit. Je poursuivis, sans avoir conscience du temps qui passait. Quand j'arrêtai, les doigts agités par des spasmes, incapables de continuer à pincer les cordes, je me rendis compte qu'il faisait bien nuit. Il était déjà plus de 2h du matin. J'éteignis l'ampli, débranchai et rangeai ma basse. Je récupérai mon blouson et mes clés, puis fermai le local. Je rentrai rapidement chez moi, à cette heure, la circulation était quasi-inexistante.
Mais je ne trouvai pas le sommeil pour autant. Il fallait que j'écrive quelque chose. Comme Lynn l'avait fait pour Jenna.
Comme Redemption.
**
Les deux jours suivants, je ne passai au local que le matin. J'avais prévenu les autres que je préparais quelque chose, que je ne savais pas quoi exactement, mais que j'avais besoin d'être seul pour cela. Ils comprirent sans me poser plus de questions. J'eus l'intuition que Lynn devait se douter un peu plus que Snoog et Treddy de ce qui m'agitait, mais nous ne nous étions pas revus depuis la discussion que j'avais eue avec Jenna. J'étais certain, cependant, qu'elle lui en avait parlé, ne serait-ce que parce que Lynn avait sûrement remarqué que Jenna était préoccupée par Ally, et ensuite parce qu'Ally était l'amie de Jenna et que Lynn l'appréciait bien aussi.
Si je me sentais tout à fait capable d'écrire entièrement un morceau, mélodie et arrangements compris, il en allait différemment pour les paroles. Même si je sentais confusément ce qui habitait mon cœur, je ne savais vraiment pas comment l'exprimer. Je décidai alors de me rapprocher de tout ce qui évoquait Ally pour moi, revenant d'abord sur les lieux de notre première rencontre, ce pub où je l'avais vue pour la première fois.
C'était le début d'après-midi, une heure différente, une lumière différente de ce jour-là, mais les lieux n'avaient pas changé. Je n'y étais jamais retourné, pour des tas de raisons sans grande importance. Je repris place au comptoir, commandai une pinte. Il n'y avait pas grand-monde à cette heure et je pus faire revenir mes souvenirs. La discussion avec Lynn au sujet de ce concert que nous allions pouvoir donner pour la première fois au Blue Limon, les échanges autour de nous, l'ambiance chaleureuse d'un pub rempli de jeunes par un après-midi d'hiver. Et cette petite jeunette qui s'était accoudée à mes côtés, pour récupérer les bières de ses copains. Son aisance à nous parler, son intérêt pour ce que nous jouions.
Et ce visage charmant et souriant, entouré de volutes d'un blond prononcé. Et surtout, surtout ces beaux yeux bleu clair dans lesquels j'avais lu tant de vie, de joie de vivre. Dire que j'avais gâché tout cela... Je secouai la tête : j'avais pris la décision de ne pas m'appesantir sur mes regrets, qu'ils m'empêchaient d'avancer, d'y voir clair. Je devais dépasser ce sentiment d'auto-flagellation, même si je reconnaissais nettement mes erreurs. Je devais, pour trouver les bonnes paroles, les justes paroles, de la chanson, exprimer ce que je ressentais pour Ally, ce que j'avais toujours ressenti, mais que je n'avais pas été capable de voir, de comprendre, de dire. Et surtout, ce que je voulais maintenant.
**
En rentrant, je m'arrêtai dans le parc où nous allions nous balader, après ses cours. Là, je retrouvai mieux l'atmosphère de ces moments partagés, avec la belle lumière de printemps, les parfums, les fleurs, les arbres aux feuilles d'un beau vert tendre. Je me souvins combien le soleil faisait briller ses yeux et combien j'aimais y plonger mon propre regard. C'était une eau claire, limpide. Qui me lavait de tous mes errements, qui nourrissait mes espérances, mes envies, et dessinait les contours encore flous de l'avenir.
Assis sur le banc où nous nous installions toujours, dans cet écrin de verdure, je sortis la feuille que j'avais déjà un peu griffonnée, sur laquelle j'avais jeté quelques mots. Ce n'était encore qu'un cri, Reviens ! Mais c'était ce que je ressentais, viscéralement. Ce besoin de la retrouver, de la tenir à nouveau dans mes bras, de l'entourer de mon amour. Je voulais refermer ses blessures, reconstruire quelque chose de solide, de beau. Je m'en sentais capable. Jenna m'avait suffisamment secoué, remué, par ce qu'elle m'avait dit. Et imaginer Ally souffrir encore me rendait malade. Je voulais que cela cesse.
Je repris mon crayon, d'autres mots s'ajoutèrent, je rayai, recommençai, écrivis encore. Une deuxième page recouvrit la première, puis une troisième. Je finis par relever la tête, le soleil avait disparu derrière les arbres. Mais j'avais réussi, à quelques tournures près, à écrire ce qui pourrait déjà être un couplet. J'y exprimais cette envie de lui donner ce que j'avais. Je lui disais que je voulais la retrouver, entre mes bras, que je la protégerais.
**
Je passai les jours suivants seul, enfermé dans cette bulle créatrice. Je ne voulais pas en sortir tant que ce que je voulais exprimer, tant musicalement que par les mots, ne me semblerait pas satisfaisant. J'avais trouvé le refrain, et peaufinais les autres couplets. Parfois, tout concilier me semblait difficile, presque insurmontable : comme s'il m'avait fallu non pas une, mais plusieurs chansons pour tout dire. Mais il fallait une unité : je n'aurais droit qu'à une seule chance.
Un soir, étendu sur mon lit, le regard pensif perdu au plafond, je tentais d'organiser mes idées. Autour de moi s'étalaient les feuilles noircies, les partitions, les couplets crayonnés, annotés, rayés, réécrits. Mes pensées s'entrechoquaient encore. Je revoyais sans cesse le visage d'Ally, ses beaux yeux bleus, son sourire. Je ne pouvais pas, non plus, m'empêcher de repenser à cette première nuit que nous avions partagée et qui fut si belle. Peut-être aussi avais-je pris peur à cause de ce qu'elle m'avait avoué cette nuit-là, qu'elle avait peu d'expérience, mais qu'elle était bien, heureuse, là, entre mes bras. Si, sur le coup, j'avais trouvé cela à la fois touchant et adorable, par la suite, cela avait certainement contribué à mon sentiment de déroute et de peur. Peur de m'engager, peur de perdre le fil du groupe, peur de ne pas être à la hauteur de ce qu'elle attendait. Mais qu'attendait-elle ? Je ne le lui avais même pas demandé... J'avais vraiment été un crétin pour le coup.
Mais ce qui restait, là, maintenant, deux ans après, c'était le sentiment d'avoir partagé un moment rare et merveilleux. Et d'en vouloir encore. Et qu'il n'y avait qu'avec elle que je pouvais vivre ce genre de moments. Les filles de la tournée... elles étaient loin, oubliées. Oui, c'était une idée. Cela aussi, je devais le dire :
Toutes celles que j'ai connues
Ne sont que des images
Toi seule as survécu
A tous mes naufrages
Les mots jaillirent d'eux-mêmes, nets, tranchés.
Puissants.
**
Je parvins enfin à écrire un texte abouti. J'y disais mon amour pour elle, mon désir qu'elle revienne, de partager un avenir avec elle. Je reconnaissais aussi mes erreurs, mes errances. Je trouvais ce texte assez équilibré et reflétant bien mes sentiments et mes envies. Restait maintenant à travailler la mélodie pour le présenter aux autres. Je commençais à comprendre ce que Lynn avait pu ressentir quand il était arrivé avec Redemption. Ce sentiment de jouer sa vie, du moins, un bout important de sa vie.
Je me lançai finalement et arrivai ce jour-là avec cette nouvelle chanson, devant les autres. Je n'en avais quasiment pas dormi de la nuit, je me sentais fébrile et anxieux : comment allaient-ils trouver cette chanson ? Est-ce que Snoog accepterait de chanter un truc pareil ? Certes, il avait craqué pour Redemption et il y mettait toujours beaucoup de cœur, mais là...
Quand j'arrivai, Treddy et Lynn étaient déjà présents. Ils me saluèrent avec plaisir et Lynn me lança un : "T'es sorti d'ton antre ?". Je hochai la tête et lui tendis simplement la partition et la feuille sur laquelle j'avais recopié les paroles de la chanson. Il prit le tout sans rien dire, se concentra dessus. C'était la première fois que j'apportais une chanson que j'avais entièrement écrite. C'était nouveau pour lui aussi.
Treddy avait déjà branché sa guitare et il jouait en sourdine quelques gammes, avant d'enchaîner sur la mélodie de No man's land qu'on travaillait encore. Je n'avais joué qu'avec Ruggy, mais j'avais eu l'occasion d'échanger avec plusieurs bassistes d'autres groupes et il était une chose que j'appréciais vraiment avec Treddy : contrairement à la majorité des guitaristes, il ne la ramenait pas et il ne cherchait pas à jouer trop fort, à ce qu'on n'entende plus que lui. Dès nos premières répétitions avec lui, j'avais remarqué ce point et c'était pour moi un vrai plus. On avait déjà, tous les deux, une relation musicale très équilibrée et j'avais le sentiment qu'on enrichissait mutuellement nos apports à un morceau, notre propre travail. Il se dégageait de nos lignes, basse et mélodique, une véritable entente et harmonie. Et les morceaux, même les anciens, n'en étaient déjà que plus riches, même si nous étions encore loin d'avoir tout passé en revue avec lui. Néanmoins, il commençait à bien maîtriser plusieurs morceaux phares de notre répertoire, ceux que nous jouions quasiment à chaque fois, du moins, du temps où nous nous produisions sur scène. Il bossait comme un dingue, et c'était un super guitariste. J'étais vraiment content qu'on l'ait rencontré et qu'il ait envie de faire un bout de chemin avec nous.
Pour ne pas rester les bras ballants et me donner contenance, je branchai moi aussi ma basse, allumai mon ampli et me dérouillai un peu les doigts. Lynn avait toujours la tête penchée sur ma partition. Je fus presque surpris quand il commença à frapper doucement sur les toms. Puis soudain, il lança la machine. Une vraie cavalcade, avec la grosse caisse et une alternance de coups rapides sur les toms. Je m'arrêtai de jouer, Treddy aussi et nous restâmes à le regarder. Quand il cessa, il me dit :
- Ca t'va, comme ça ? J'peux être encore plus incisif sur le refrain...
J'en restai bouche bée. Ou presque. Il venait de donner l'énergie au morceau, celle que je n'étais pas certain d'avoir su retranscrire.
A ce moment-là, Snoog fit son entrée.
- Tin, ça joue fort, là ! T'es déchaîné, Lynn ? lança-t-il avant de nous serrer la main.
- Ouaip, fit-il. On a un message à faire passer.
- Oh ! T'as sorti tes tripes, mec ? fit-il en me lançant une bourrade dans l'épaule.
- J'ai fait c'que j'ai pu... Bon, y'a encore sûrement beaucoup de choses à reprendre dessus, hein. Et puis, chais pas si ça va t'plaire...
- Mont'e-moi ça...
Lynn lui tendit la feuille des paroles, mais garda l'autre. J'échangeai un regard avec Treddy et il récupéra finalement la partition. Il commença à jouer tout en la décryptant. La mélodie, encore lente, incertaine, se dessinait. Oui, c'était assez proche de ce que j'avais en tête. Snoog releva les yeux, regarda Treddy et l'écouta avec attention : il était totalement entré dans la répétition, ce qui ne voulait pas dire que le morceau et surtout les paroles allaient lui plaire. Moi-même, franchement, j'avais du mal à l'imaginer chanter cela.
- J'dirais qu'un truc... commença Snoog en fixant à nouveau la feuille qu'il tenait dans les mains.
Et comme il s'arrêta, je fis, à la fois inquiet et impatient d'en savoir plus :
- Et quoi ?
- Le refrain. Faut pas l'mettre après chaque couplet. Si tu veux, ok, on a compris... Tu veux qu'Ally r'vienne. Elle va l'entendre. Mais on met le refrain moins souvent. Tous les deux couplets, j'pense qu'ça suffira. Elle est pas bête, elle comprendra. A la rigueur, j'peux l'chanter deux fois à la fin, on peut l'répéter. Ca s'fait souvent.
Je hochai la tête, oui, c'était une bonne idée : ça permettrait d'alléger la chanson, tout en gardant un certain rythme. Il faudrait adapter la mélodie, mais c'était faisable. Je demandai cependant à Snoog :
- Ca t'embête pas de chanter ça ?
- Wah non, vieux ! fit-il avec un grand sourire. T'imagine même pas c'que les filles vont en penser... Elles vont être raides dingues...
Je souris faiblement : tout ce que je demandais, c'était qu'Ally comprenne que cette chanson était pour elle. En-dehors de l'avis de Jenna qui serait important pour moi, les autres filles... Je m'en fichais bien.
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