Chapitre 36 : Dans les brumes de l'île de Skye
Stair
- T'en mets vraiment du temps, Ally... Z'avez pas encore fini ?
- Ben non, répondis-je. J'les ai trois fois plus longs que toi. Faut trois fois plus de temps.
- Faut bien compenser certaine petitesse par aut'chose... glissa Snoog avec amusement.
Nous étions tous dans la chambre de Lynn et de Jenna. Les filles s'étaient lancées dans une séance de coiffure de nos cheveux. Après s'être occupée de Treddy, Jenna venait d'en finir avec Snoog. Ally, en revanche, était loin d'avoir terminé pour moi. Derrière sa blague de potache, je sentais cependant que Snoog était impatient. Et je me demandais bien pourquoi.
J'eus l'intuition qu'Ally levait les yeux au plafond, tout en lui répondant, légèrement agacée :
- T'es désespérant, Snoog. Il va être temps que le concert ait lieu. Mais tu te démerderas pour payer le supplément de ta chambre. Surtout si tu ramènes plusieurs groupies.
Snoog éclata d'un grand rire en réponse.
- Bon, soyons sérieux deux minutes, les gars, reprit-il. Croyez pas que j'pense qu'à la bagatelle. J'ai bossé aussi, ces derniers jours.
- Ah ouais ? fit Ally qui n'avait toujours pas digéré son allusion douteuse. Ca bosse, une feignasse comme toi ?
Snoog ne releva pas et prit une pochette qu'il avait apportée dans la chambre en venant se faire coiffer. Il l'ouvrit et en sortit des feuillets. Je compris d'emblée qu'il avait composé une nouvelle chanson.
Il les tendit directement à Treddy.
- Tiens, dis-moi c'que t'en penses.
Mon regard se porta avec attention vers Treddy. Celui-ci prit les feuillets et commença à les parcourir. Son visage s'était fait sérieux, son air était concentré. C'était la première nouvelle chanson que Snoog écrivait depuis son arrivée dans le groupe. Ses doigts bougeaient machinalement, tapotant le papier, comme s'ils rythmaient déjà le morceau. Puis il releva la tête et demanda simplement :
- Tu parles gaëlique ?
Snoog le fixa et dit :
- Non. Mais j'ai trouvé le titre aisément. J'ai pensé que ce serait aussi bien de le garder ainsi, plutôt que d'en chercher un autre. Que ce serait plus fort encore. Surtout pour le refrain. Mais... ?
Snoog avait l'air un peu hésitant, ce qui était très rare. Je compris qu'il attendait vraiment avec impatience l'avis de Treddy. Impatience et peut-être aussi un soupçon d'inquiétude. Que pouvait-il avoir écrit pour que ce soit si important pour lui que Treddy dise, en premier, ce qu'il pensait de cette nouvelle chanson ? Plus encore que pour nous autres ?
- Je pense que ça fait longtemps qu'on n'a pas écrit quelque chose d'aussi marquant sur cet événement, dit Treddy d'une voix posée. C'est dur à évoquer. Chez moi, on choisit souvent le silence.
Il tendit à nouveau les feuillets à Snoog et dit simplement :
- Je reviens.
L'instant d'après, il était de retour dans la chambre, sa guitare sèche à la main. Il s'assit sur le bord du lit, reprit les feuillets qu'il étala sur la couverture et commença à jouer. C'était juste l'air qu'il déchiffrait, à un rythme encore assez lent. Je ne le quittais pas des yeux. Après un premier essai, Treddy embraya à nouveau, reprenant cette fois le morceau à un rythme plus rapide, comme s'il en avait déjà la maîtrise.
Au troisième essai, la mélodie se déroula dans nos têtes. Mais pas seulement. D'une voix assez basse et peu poussée, Snoog avait entamé les paroles. Elles étaient percutantes, comme l'avaient été celles de No man's land.
Un vent froid descendait des collines
La neige rouge tombait en silence
Vous recouvrant sous la potence
Comme un linceul fatidique
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Ils avançaient dans l'aube noire
Taillant les chairs, éventrant, tuant
Laissant derrière eux un mouroir
Massacrant même les enfants
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Vos cœurs brisés à jamais
Vont hanter la sombre vallée
Nous rappelant des siècles après
L'infamie qui vous fit tomber
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Loin du village seront vos corps ensevelis
Quand vos âmes perdues ressortent de l'oubli
Que vos fantômes pleurent sans un cri
Et hantent encore ces lieux, déserts et meurtris
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Ces morts odieuses restent impunies
Et à nous de porter, pauvres pécheurs,
Sur nos épaules, l'ignominie
Des assassins du clan highlander
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
Toi qui pleures, jamais n'oublie
Que rien ne meure que l'on n'oublie
Et qu'il demeure, pauvres enfants,
Un lieu secret pour leurs fantômes errants.
Mort Ghlinne Comhann !
Mort Ghlinne Comhann !
* Mort Ghlinne Comhann (écrite par Snoog, en hommage aux victimes du massacre de Glencoe)
Les mains d'Ally avaient cessé de passer dans mes cheveux. Je tournai légèrement mon visage vers elle et nous échangeâmes un long regard. Je voyais perler son émotion. Je ressentais quelque chose de similaire : ce fourmillement propre à la découverte de chaque nouvelle chanson, quel que soit celui qui l'apportait. Et plus encore, car cette nouvelle création de Snoog était, une fois de plus, un vrai coup de poing.
Snoog chantait toujours, les yeux fermés, la tête un peu baissée. Treddy avait déjà abandonné la partition pour se concentrer sur sa mélodie. Dans ma tête naissaient les premiers accords de basse. Et j'étais certain que Lynn était en train d'imaginer des éléments de sa rythmique.
C'était un moment rare auquel nous assistions, un véritable privilège : c'était la naissance d'une nouvelle chanson.
Ally
- Tu crois que c'est un endroit comme celui-là qui l'a inspiré ?
- C'est bien possible. On n'est pas passé par Glencoe en venant ici, puisqu'on arrivait d'Inverness.
- Oui, je me souviens que Treddy nous a expliqué cela. Est-ce qu'on y passera au retour ?
- A priori non, de ce que j'ai pigé de l'itinéraire prévu.
- Alors, il faudra revenir, conclus-je.
Nous étions le lendemain du concert donné au festival de Skye et ne devions repartir pour Edimbourg que dans deux jours. Ca avait été très sympa, un peu amateur et néanmoins très plaisant. Les bénévoles étaient dévoués, le public absolument génial. Le groupe avait joué plus longtemps que prévu, sans que ça pose le moindre problème. Visiblement, c'était dans les habitudes. Quand un groupe rencontrait du succès auprès du public, les organisateurs accordaient du temps supplémentaire pour un rappel. Ils avaient ainsi commencé leur propre show avec près d'une heure de retard sur ce qui avait été fixé. Treddy les avait prévenus et ça n'avait pas posé problème.
Alors que tout le monde récupérait plus ou moins, Stair et moi étions repartis en balade. Comme nous étions arrivés quelques jours avant le festival, Treddy nous avait déjà fait visiter l'île et nous avions découvert quelques-uns des endroits emblématiques. Le premier jour, il avait plu, mais Treddy avait dit que c'était ainsi qu'il fallait découvrir Skye : sous la pluie. L'île portait bien son nom, la brumeuse, la mystérieuse.
Nous étions donc repartis tous les deux, de notre côté. Quand c'était possible, Stair s'arrangeait toujours pour nous ménager des moments, à côté des répétitions, des trajets, pour que l'on se retrouve juste lui et moi. Cela nous permettait d'avoir nos petits moments rien qu'à nous, de nous retrouver aussi, de reprendre nos marques, ensemble.
Il avait roulé un peu au hasard, et nous avions pris de la hauteur. Le temps était assez dégagé, les brumes s'étaient déchirées et le regard portait loin. Au détour d'un virage, on apercevait parfois la mer. C'était très beau et très sauvage.
J'avais posé la question au sujet de la nouvelle chanson créée par Snoog. Celle qu'il nous avait jouée deux jours plus tôt. Celle qui, je le percevais déjà, plaisait beaucoup aux garçons. Après nous l'avoir présentée, après que Treddy en avait ébauché la mélodie, chacun de nous avait pu prendre entre les mains la partition. Snoog avait également recopié les paroles sur une feuille séparée. C'était ainsi que je les avais lues. Et cela m'avait fait frémir.
- Tiens, on va s'arrêter là.
Stair gara la voiture près d'un beau point de vue. Nous sortîmes et il passa aussitôt son bras autour de ma taille. Nous fîmes quelques pas. Un sentier montait sur notre gauche, puis repartait de l'autre côté de la route, vers la vallée.
- Et tout cas, Treddy a validé la chanson, reprit Stair.
- C'était important ? Je veux dire, son avis avant le tien et celui de Lynn ?
- C'était le plus important. Si Treddy avait dit non, on n'aurait pas insisté. C'est une chanson qui parle de quelque chose qui s'est passé chez lui, d'un fait historique. C'était lui qui avait la main.
- Tu as déjà des idées ? Pour ta ligne de basse ?
- Ouaip, baby, me sourit-il. Quand Snoog ramène une chanson de ce type, ça coule tout seul. Ca va être chouette de la mettre en musique. Et chuis sûr qu'avec Treddy, on va bien bosser encore. Et t'inquiète pas que Lynn est dans le même état d'esprit.
- Ca augure bien pour le prochain album, alors ?
- J'pense que oui.
J'en étais contente pour lui, pour eux tous. Ils commençaient à en parler, de plus en plus. Dans leurs têtes, le chemin se faisait aussi. Quelles chansons y mettre - notamment parmi les plus anciennes -, peut-être déjà dans quel ordre. Je savais déjà, Stair me l'avait assuré, que Reviens ! figurerait sur cet album. C'était un sacré cadeau et j'en étais très touchée. La première fois qu'il m'en avait parlé, il m'avait dit que si je refusais, personne n'y trouverait rien à redire. Mais je trouvais idiot de leur imposer un quelconque choix. Même si la chanson était très personnelle, pour Stair et moi. Redemption l'était tout autant. Et Jenna avait été très heureuse qu'elle soit gravée sur le premier album. Je ressentais une joie et une émotion similaires, à y penser.
Oui, j'étais contente que les choses se précisent, même si l'entrée en studio n'était pas encore fixée. Lynn avait déjà négocié avec Gordon pour que ça se fasse après notre rentrée à l'école d'infirmières, pour Jenna et moi. Il ne voulait pas revivre la situation de l'année passée et voulait s'assurer que tout serait en ordre pour Jenna. Quant à moi, je devais bien reconnaître que ce serait plaisant que Stair soit encore présent un petit peu pour ce début de dernière année. Ce serait une preuve supplémentaire de notre engagement réciproque, de l'attention qu'il me portait, autant que je portais attention à ce que le groupe vivait et envisageait.
Nous nous engageâmes dans le chemin qui grimpait, sans aller trop loin. Juste histoire d'admirer le paysage d'un peu plus haut. Puis nous reprîmes la voiture, continuâmes notre route, au hasard des virages. Stair s'arrêtait de temps en temps pour qu'on puisse profiter de la vue. Nous arrivâmes finalement dans un tout petit village.
Stair
C'était un de ces endroits perdus, au bout du monde, que l'Ecosse compte par milliers. Je l'avais vite compris quand on avait traversé certaines régions l'an passé. Sur Skye, il y en avait peut-être encore plus qu'ailleurs. Quoique. Il faudrait aller ailleurs pour en être certains...
Dans le village, il y avait une petite boutique et Ally eut envie d'y faire un tour. Ca ressemblait un peu à la caverne d'Ali-Baba, avec des tas de petites créations artisanales : couteaux, bijoux, bibelots... Tout cela réalisé à partir de cornes et de cuir de vaches, de pierres des alentours. Je me dis que je trouverais peut-être là une bricole à ramener à ma sœur.
J'étais en train de regarder les bibelots quand Ally m'interpella :
- Stair... Pourquoi ne lui prendrais-tu pas un petit collier ? Regarde, il y en a de jolis avec un petit chardon en pendentif. Comme cela, elle sera certaine que tu lui ramènes bien un cadeau écossais...
Je me rapprochai d'elle. Elle se tenait devant un petit présentoir à bijoux.
- Pas mal, en effet.
Je regardai les colliers, puis remarquai les bagues, à côté. Certaines étaient vraiment jolies, bien ouvragées. Je me penchai vers Ally et lui murmurai :
- T'en voudrais un aussi ? Ou... une bague ?
Elle leva les yeux vers moi. C'était la première fois que je pouvais lui faire un vrai cadeau. Je voulais dire par là un cadeau qui resterait. Pas quelques notes s'envolant dans l'air. Elle me sourit, de ce sourire si doux que j'aimais tant. Je la serrai un instant contre moi, passant mon bras autour de sa taille.
- Allez, choisis.
- Ok, mais à condition que tu en prennes une toi aussi. Regarde là, il y a des modèles masculins qui sont très chouettes. Et bien mieux que ceux que Snoog nous a montrés à Glasgow...
En nous promenant dans les rues de la ville, nous étions en effet passés devant une boutique de métalleux. Et en vitrine, il y avait des bagues bien typiques du métal : têtes de mort, visages déformés, croix... et autres emblèmes.
Je regardai celles qu'elle me désignait. Ma foi, pourquoi pas.
J'en choisis une avec un anneau assez large et juste un chardon gravé dessus. Celle qu'Ally choisit était plus fine, entièrement gravée de chardons alternant avec des petits cœurs. C'était très romantique, mais ma foi, si c'était celle-là qui lui plaisait...
On acheta donc les bagues et le collier pour ma sœur. En payant, le vendeur, un grand monsieur sans âge, avec une longue barbe broussailleuse, nous dit :
- La fleur de chardon porte bonheur ! Elle pousse librement, personne ne peut la dompter...
Je ne fus pas surpris de sa remarque : en entrant, j'avais bien noté l'autocollant apposé sur la porte, ce Yes blanc sur fond bleu, symbole du futur référendum sur l'indépendance.
- C'est gentil, dit Ally. Une fleur porte-bonheur...
Ajouta-t-elle d'un ton rêveur en me jetant un coup d'œil.
Ally
- C'est nouveau, ça ?
Nous venions de rentrer à la ferme qui nous hébergeait. Un petit salon avait été mis à notre disposition et nous y retrouvâmes tout le groupe. Les garçons sirotaient une bière, Jenna un thé. Snoog venait de remarquer l'anneau qui ornait désormais la main droite de Stair.
- Yep. On s'est baladé, on a trouvé une petite boutique sympa - un indépendantiste d'ailleurs, précisa Stair à l'adresse de Treddy qui eut un petit sourire de connivence. On a acheté quelques bricoles. J'la trouvais sympa, Ally aussi, et bien dans l'ton de ta dernière création.
- Montre !
Snoog était vraiment curieux. Stair lui présenta sa main.
- Ah ouais, je vois... Une fleur de chardon. Tu vas devenir à moitié Ecossais, toi !
Stair haussa simplement les épaules.
- Et toi, beauté blonde ? Me dis pas que t'as rien trouvé à te plaire !
- Tiens, puisque tu fais ton curieux, beau blond !
- T'as vu, elle m'adore ! lança Snoog à Stair, avec un grand sourire tout en attrapant ma main pour regarder ma bague. Oh... Des chardons avec des petits cœurs... Méfie-toi, Stair, tu deviens romantique...
- C'est sûr que c'est pas à toi que ça arriverait, répliquai-je avec amusement.
Snoog leva le regard vers le plafond, d'un air totalement désolé :
- C'est sûr et certain, même.
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