Chapitre 43 : Deuxième disque, troisième écueil

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Ally

Il ne fallait pas se fier à l'attitude décontractée et boute-en-train de Snoog, la veille, à notre arrivée. Car dès que le groupe prit place au studio, je compris vite que les choses étaient très mal emmanchées. Je m'étais installée dans la petite cabine, à côté de l'ingénieur du son, Alan. J'étais très curieuse de le voir travailler : ce serait encore autre chose que d'assister aux balances et aux préparatifs d'un concert. Le gars était sympathique, Stair m'avait expliqué que c'était avec lui qu'ils avaient enregistré le premier album, qu'ils étaient contents de le retrouver. Il les connaissait bien désormais, il savait aussi de quoi ils étaient capables et ce qu'ils attendaient de lui.

Je ne voulais pas le déranger, mais il m'expliqua spontanément ce qu'il faisait. Puis il donna les premiers ordres aux garçons. Ils avaient tous des casques sur les oreilles, pour l'entendre et entendre les retours.

- Lynn, est-ce que tu veux rejouer ta partie ou est-ce qu'on reprend la version d'hier ? demanda-t-il d'abord.

- Je reprends, répondit-il.

Lynn avait l'air très concentré et je me doutais, à ses sourcils particulièrement froncés, qu'il vivait la situation à peu près aussi mal que Stair. Il rejoua donc toute sa partie.

- Bien, fit l'ingénieur. Stair, à toi.

Alan repassa alors la rythmique dans les casques pour que Stair puisse ajouter sa ligne de basse. A sa façon de jouer, je perçus qu'il était tendu, mais ça passait quand même.

- J'la refais, dit-il simplement en achevant le morceau.

- Ok. Je te repasse la rythmique.

Pendant ce temps, Treddy et Snoog attendaient. Treddy, la guitare à la main, fixait les mains de Stair. Snoog hochait la tête en rythme.

- Mieux, cette deuxième prise.

- Ouaip, répondit Stair. Ca m'plaît mieux aussi.

- Tu veux une troisième prise ou Treddy se lance ?

- Tu peux nous passer l'ensemble une fois ?

- Ok.

Le studio s'emplit alors juste de la batterie et de la basse. Je reconnus aisément le morceau, même si la guitare et la voix n'étaient pas encore posées dessus.

- Ca m'va, fit Lynn alors que Stair hochait simplement la tête.

- A moi, alors, dit simplement Treddy.

Ce fut à nouveau le silence, le son étant diffusé uniquement dans la cabine et dans les casques. Treddy déroula la mélodie. C'était poignant. J'en frissonnais. Il n'avait pas connu Ruggy, il ne l'avait vu qu'une fois sur scène, quand le groupe avait fait sa première tournée en Ecosse. Il n'avait jamais échangé avec lui, mais il avait conscience des liens que les trois autres avaient noués avec lui et du traumatisme que l'accident avait causé. Il mettait vraiment beaucoup d'émotion dans son jeu. A la fin, je soufflai juste :

- C'est beau.

- Oui, me dit Alan. Déjà, lors des prises hier, il était top. C'est un bon.

Il fit quelques manipulations, puis il passa l'ensemble de l'enregistrement aux garçons.

- Est-ce que ça vous va ?

- C'est pas mal, fit Lynn. Moi, ça m'va.

Les trois autres acquiescèrent.

- A moi maintenant, fit Snoog.

Il se plaça légèrement de côté par rapport à nous et aux trois autres. L'ingénieur du son relança la musique. Snoog rata son attaque, Alan repassa l'enregistrement. Cette fois, l'accroche était bonne, mais Snoog fut incapable d'aller au-delà du premier couplet sans que sa voix ne déraille. Je commençai à bien mesurer ce que Stair m'avait dit hier : il n'arrivait tout simplement pas à chanter. Trop de pression. De la part de l'entourage, de lui-même également. Il voulait rendre la chanson poignante, mais il n'était pas dans un état d'esprit le lui permettant. C'était du moins la conclusion à laquelle j'arrivais.

Ils recommencèrent ainsi plusieurs fois. Snoog s'entêtait. Et plus il s'entêtait, et moins il réussissait. Ca devenait du carnage. Au bout de la sixième tentative, je jetai un regard inquiet à Alan. Il avait l'air totalement désolé. Il me souffla :

- Il n'y arrive vraiment pas.

A la tentative suivante, je vis un échange de regards entre Lynn, Stair et Treddy. Ces deux derniers firent alors passer leur basse et leur guitare par-dessus leurs épaules, reposèrent leurs instruments contre le mur et sortirent.

- Va les rejoindre, me souffla Alan.

Je sortis aussitôt dans le couloir. Les deux garçons s'étaient appuyés au mur. Stair me parut en colère et Treddy affichait un air totalement désolé. Dès qu'il me vit, Stair m'attrapa et me colla à lui. Je l'entourai de mes bras, appuyant ma tête contre son torse tout en regardant Treddy.

- Il n'y arrive pas, expliqua ce dernier, reprenant les mêmes mots que l'ingénieur du son.

- Je m'en rends bien compte, soupirai-je. J'ai vu vos échanges muets avec Lynn.

- On avait convenu que s'il s'entêtait, on sortirait, m'expliqua Stair. Juste Treddy et moi. Lynn resterait en soutien. Mais bon... Connaissant Snoog, il va vouloir continuer...

Nous gardâmes un moment le silence. Stair passait lentement sa main dans mes boucles, j'espérais que cela le calmerait. Puis il finit par lâcher :

- Il est insupportable quand il est comme ça. Tellement entêté... On peut rien en faire. Putain... ajouta-t-il en se passant la main dans les cheveux. Cette journée s'annonce vraiment pourrie.

Je resserrai mon étreinte autour de sa taille, me demandant comment je pourrais l'aider à relâcher un peu de pression, à calmer sa colère. C'était la première fois que je le voyais dans cet état et ça m'impressionnait. J'avais cependant conscience que ma présence lui apportait un vrai soutien.

Cela faisait peut-être une dizaine de minutes tout au plus qu'ils étaient sortis du studio quand Jenna et Gordon apparurent au bout du couloir. En arrivant à notre hauteur, ce dernier demanda :

- Vous faites déjà une pause ?

- Snoog est à chier, répondit Stair. C'est mal barré pour avancer d'un pouce aujourd'hui.

Treddy acquiesça et compléta ses propos :

- Lynn est resté avec lui, nous deux, on a préféré sortir. On s'est dit que notre attitude le ferait peut-être réagir.

Gordon hocha la tête, puis fit :

- Treddy, Jenna et moi aimerions te parler un instant. Stair nous rejoindra après.

- Ok, fit le guitariste tout en leur emboîtant le pas.

J'échangeai un regard avec Jenna. Elle avait l'air plus confiant que nous et cela me rassura un peu.

**

Nous demeurâmes donc seuls, Stair et moi. Un moment, je craignis de voir apparaître un des agents de la maison de disques, un de ceux qui les gonflaient particulièrement. Mais il semblait n'y avoir que nous, dans cette partie du bâtiment. Stair n'avait pas cessé de glisser ses doigts entre mes mèches, laissant mes boucles s'enrouler autour avant de les relâcher. Il n'avait pas dit le moindre mot depuis que Treddy s'était éloigné avec Jenna et Gordon. Il finit par pousser un long soupir, m'écarta doucement :

- J'vais fumer un joint, baby. Faut que j'me calme.

- Tu veux que je vienne avec toi ?

- Reste là plutôt, si jamais Jenna a besoin d'toi.

- D'accord.

Préoccupée, je le vis s'éloigner vers l'escalier qui descendait au rez-de-chaussée.

Tout en me demandant ce qu'il allait sortir de cette journée, si elle serait vraiment aussi pourrie qu'il le craignait. Et si Jenna, Gordon et Treddy détenaient une des clés pouvant, peut-être, débloquer la situation.

Stair

J'étais très en colère. Entrer en studio, enregistrer notre deuxième album aurait dû être un plaisir. C'était un vrai chemin de croix. Rien n'allait. Cette embrouille de nous coller un guitariste rythmique était du n'importe quoi. Le groupe, c'étaient nous quatre. On n'était pas cinq. Mais quatre. Putain, fallait le leur dire dans quelle langue ? Et puis, les morceaux n'étaient pas écrits dans cette optique.

Autant pour le premier album, on avait senti un vrai soutien, on avait reçu de bons conseils, et pas uniquement de la part d'Alan, l'ingénieur du son, d'ailleurs. Autant là, je ne sentais que de la pression, des injonctions. Rien qui soit constructif, rien qui permette aussi à un climat créatif de s'installer.

Si les choses ne s'amélioraient pas d'ici demain...

En allumant mon joint, je poussai un long soupir : je n'étais pas loin de rentrer à Manchester avec Ally. Je ne prenais aucun plaisir à jouer, je faisais de mon mieux avec ma basse, mais j'étais trop dégoûté.

Je comprenais la réaction de Snoog, face à cette exigence de la maison de disques. De vouloir, à son tour, imposer Mort Ghlinne Comhann. Avant de partir pour Londres, nous nous étions pourtant tous bien mis d'accord au sujet de cette chanson : ok, on ne l'enregistrerait pas, mais on la jouerait sur scène. A chaque concert. Aucun organisme officiel ne nous l'avait interdit. Pas de raison de s'en priver. Désormais, Snoog n'avait plus que cette idée en tête : l'enregistrer quand même.

J'avais décidé de ne pas me battre sur ce point, c'était inutile de dépenser de l'énergie à ce sujet pour le moment. Il valait mieux se consacrer et se concentrer sur les autres morceaux.

"On n'aurait pas dû accepter d'enregistrer Dark Night cette semaine. On aurait dû en faire une autre, une ancienne", songeai-je en faisant quelques pas sous le porche d'entrée. Une pluie fine tombait. Même le temps était à la merde. Hier, je n'étais pas tranquille de savoir les filles sur la route avec ce qui tombait et j'avais été bien rassuré - et Lynn aussi - quand les phares de la voiture de Jenna avaient balayé le parking et nous avaient, un instant, éclairés alors qu'on les guettait.

C'était la seule bonne chose qui soit arrivée en cette fin de semaine : que les filles soient là. La présence d'Ally me réconfortait et me calmait, celle de Jenna me redonnait un vague espoir : elle avait su négocier nos contrats avec Gordon, mettre les cartes sur la table avec lui quand on l'avait rencontré et qu'il avait proposé cet engagement. Elle pourrait peut-être dégager une ouverture avec Mark Seakly et les autres gusses. Gordon était de notre côté, ça aussi, c'était un point positif.

Enfin bref. Toute cette embrouille me pesait et pesait à Treddy et Lynn aussi, je le savais. Aucun de nous trois ne se trouvait en situation propice pour jouer. Quant à Snoog... Il était habité par sa colère et ça ne laissait rien présager de bon. Quand il était dans cet état, franchement, je n'avais aucune idée de la façon dont l'en tirer. Mercredi, on était sorti tous les quatre, resto indien, pub, puis boîte de nuit. Lynn et moi, on avait abandonné assez vite, vers 1h du matin. On voulait être en état de jouer le lendemain. Treddy était resté avec Snoog. Ils étaient rentrés trois heures après nous, avec deux filles qui avaient fini avec le second. Mais cela n'avait pas amélioré son état pour chanter.

Je tirai une nouvelle bouffée, puis rejetai la fumée lentement. Je fermai un instant les yeux, essayant de faire le vide dans ma tête, comme Treddy me l'avait suggéré et montré. Méthode zen. Ouais... Bof.

Je finis par remonter. Je trouvai Lynn, Jenna, Treddy, Gordon et Ally dans le couloir.

- Jenna voudrait qu'on discute, me dit Lynn.

- Ok. Snoog ?

- Encore là, fit-il en pointant du pouce vers le studio.

Je secouai la tête lentement, dépité. Ally s'avança vers moi et m'entoura de ses bras. Je déposai un baiser sur son front.

- Je vais le chercher, dit Jenna. Sa tête de cochon, ça commence à bien faire.

"Houla", pensai-je. "Si Jenna se met en mode guerrière, ça va ch... des bulles. J'voudrais pas être à la place de Snoog...".

J'échangeai un regard avec Lynn, celui-ci me sourit légèrement : on devait penser la même chose.

**

Nous nous retrouvâmes tous les quatre avec Gordon et les filles, dans un des petits salons. On s'installa dans les fauteuils et sofas, Snoog s'écroula sur le sien en poussant un long soupir :

- Y'a un frigo ici ? J'ai b'soin d'une bière.

- Tu boiras quand tu m'auras écoutée, répliqua Jenna.

Il grogna, lui lança un regard furieux. Elle ne se démonta pas et enchaîna :

- Nous avons discuté d'abord Gordon et moi, expliqua-t-elle. La situation est plus que délicate et difficile pour vous. L'objectif, aujourd'hui, c'est de desserrer les nœuds. C'est impératif que vous retrouviez un climat plus serein pour jouer et chanter.

Elle avait légèrement insisté sur le dernier verbe, pour bien souligner que l'un des problèmes venait de Snoog, mais sans en rajouter non plus.

- La maison de disques insiste pour que vous ayez un guitariste rythmique. Ce n'est pas forcément une mauvaise idée dans le sens où cela enrichirait vos morceaux. Sur le plan artistique, ça peut être intéressant. Treddy accepte de jouer les deux lignes de guitare, ça veut dire que vous n'aurez pas un autre musicien avec vous en studio.

- Il va falloir qu'on reprenne les compositions, intervint Treddy. Mais c'est jouable. Si Stair est d'accord, car c'est pour lui que ça va occasionner le plus de changements, et un peu pour Lynn aussi. Moi, je m'adapte. Dans ces cas-là, la mélodie, ce n'est pas le plus compliqué à modifier. Et la ligne rythmique, on peut la faire très simple, sans fioriture : ça peut même ainsi la rendre très efficace. Qu'est-ce que tu en penses ?

Treddy s'était adressé directement à moi avec sa dernière question. Je n'eus pas besoin de jeter un regard vers les deux autres, sachant que Lynn était déjà en train d'envisager les changements suggérés par Treddy tout en attendant ma réponse. Et que Snoog semblait enfin porter un peu d'attention à ce qui se passait autour de lui et pas seulement aux émotions qui l'agitaient.

- Ca peut en effet s'envisager, dis-je. Mais ça veut dire qu'il faut tout reprendre à zéro, y compris ce qu'on a déjà enregistré.

- Ce n'est pas un problème, dit Gordon. Je me chargerai des négociations avec la maison de disques pour que vous ayez plus de temps. Si vous acceptez cette exigence de leur part, c'est la moindre des choses qu'ils vous accordent le temps nécessaire pour retravailler les morceaux, surtout pour toi et Treddy. Vous allez avoir besoin de journées pour réécrire chaque chanson sans pouvoir enregistrer.

- Ok. Si t'arrives à négocier ça, je suis partant, dis-je. Pour voir ce qu'on peut faire, mais faut du temps et si jamais, pour un ou deux morceaux, on n'y arrive pas, alors, on restera sans rythmique. Ok pour que ça enrichisse les chansons, pas d'accord pour que ça les détruise.

Lynn hocha la tête et renchérit :

- Chuis d'accord. Ou c'est faisable, ou on n'insiste pas. On a déjà perdu assez d'temps avec leurs conneries cette semaine.

- Bien, dit Jenna en poussant un léger soupir. Tu en penses quoi, Snoog ?

Tous les regards se braquèrent sur lui. A cet instant, je fus incapable de dire s'il allait exploser ou si la pression allait s'échapper sans dommage collatéral. Il avait le regard flamboyant, le visage fermé, les traits durcis. Il grogna quelque chose d'incompréhensible, puis se pencha en avant, les bras appuyés sur les cuisses. Il fixa Jenna et dit :

- Si les gars sont d'accord, je suis. Et pour Mort Ghlinne Comhann ?

Putain... Fallait qu'il la ramène sur le sujet.

- On abordera aussi cette question, mais dans un deuxième temps, Snoog, dit Jenna. Ce qui compte maintenant, c'est d'adapter les morceaux avec une ligne rythmique, puisque vous êtes d'accord sur le principe. De voir ce que ça donne, si ça vous plaît, si c'est faisable sans trop de modifications. Vous enregistrez déjà quelques chansons avec cette version. Je suggère d'ailleurs que vous commenciez par une sur laquelle vous n'avez pas du tout travaillé depuis que vous êtes ici. Il y en a plusieurs qui pourraient s'y prêter.

- J'propose qu'on commence par Reviens ! fis-je. Ca m'intéresse assez de voir ce qu'une rythmique apporterait sur ce morceau déjà bien énergique. Et si c'est Treddy qui s'en charge, chuis d'accord.

Les trois autres hochèrent la tête. Et dans un bel ensemble, Jenna, Ally et Gordon poussèrent un long soupir de soulagement.

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