Chapitre 44 : Dark Death
Stair
Je remontai bien haut la fermeture éclair de mon blouson avant de prendre la main d'Ally. Un vent froid de décembre s'engouffrait dans la rue, chargé d'un peu de crachin. Elle s'était bien emmitouflée, avec une chaude écharpe et un manteau long.
Avec les Dark, nous étions de retour à Manchester depuis deux jours, plus de deux semaines plus tard que prévu initialement, mais ça avait été les délais nécessaires pour réécrire tous nos morceaux et les adapter à une guitare rythmique. Au final, nous avions pu enregistrer ce deuxième album dans des conditions plus sereines et ma foi, j'étais content du résultat.
C'était un album sombre, à l'image de son titre, Dark Death, et de plusieurs chansons qui y étaient gravées, notamment les deux en hommage à Ruggy. Mais aussi Dark City et quelques anciennes qui n'étaient pas particulièrement joyeuses. No man's land se démarquait quelque peu, et Reviens ! offrait comme une bouffée d'oxygène. Et Mort Ghlinne Comhann n'y figurait pas.
Le disque n'était pas encore sorti, car nous n'avions pas choisi la pochette. Nous avions d'ailleurs rendez-vous au Blue Limon avec tout le groupe pour que Jenna et Ally puissent regarder les différentes possibilités qui s'offraient à nous et nous aider à choisir.
La trêve de Noël s'annonçait ainsi que quelques vacances pour les filles. A cette occasion, je réservais une petite surprise à Ally : comme elle avait bien aimé Edimbourg l'été dernier, j'avais décidé de l'y emmener pour passer quelques jours, à l'occasion d'Hogmanay. Il y avait toujours une belle fête à cette période, et ce serait sans doute bien sympa. Et puis, j'avais envie de passer un peu de temps avec elle seule. Ca faisait deux mois que je vivais en continu avec les gars, que je n'avais vu Ally qu'à deux occasions : le premier week-end où elle était descendue à Londres avec Jenna pour nous soutenir et un autre, fin novembre où elles nous avaient à nouveau rejoints. On avait cette fois-là fait relâche tout le week-end pour profiter d'elles. On s'était baladé dans la capitale, on avait visité quelques monuments, c'était chouette. Ca nous avait un peu aéré l'esprit et on avait pu reprendre ensuite assez sereinement, et notamment enregistrer dans de bonnes conditions les deux chansons en hommage à Ruggy.
Je poussai la porte du pub. Le bruit des conversations, la chaleur du lieu nous saisirent d'un coup. Je saluai le patron d'une poignée de main, Ally lui fit la bise, puis se glissa jusqu'à la cuisine pour voir John. Elle me rejoignit à la table où nos amis étaient tous installés. A cette heure - milieu d'après-midi -, il n'y avait pas encore trop de monde, mais ça se remplirait certainement d'ici le soir.
- Salut, beauté blonde, fit Snoog le premier alors qu'Ally se penchait pour lui faire la bise.
- Salut, beau blond. En forme ?
- Au top ! J'peux t'montrer si tu veux...
- T'es lourd, Snoog... soupira Jenna.
- Ben quoi ?
Je saluai les gars et pris place à table. Ally se glissa entre Jenna et moi.
- J'vous commande une pinte chacun ? proposa Lynn.
- Yep, répondis-je.
- Je veux bien, merci, Lynn. Snoog est peut-être en forme, mais il n'est pas très galant...
- C'est réservé à ton mec, la galanterie, répondit-il. Moi, j'fais dans l'sérieux...
- Ne me fais pas rire, veux-tu ? Sérieux... Le jour où tu seras sérieux...
Il leva les yeux au plafond, ce qui permit à Treddy de prendre la parole et de le couper :
- Ca va, Ally ? Pas trop dure, cette période ?
- Contente d'être bientôt en vacances, répondit-elle. Comme Jenna, en fait ! Mais ça va. Beaucoup de travail, comme les autres années, pas plus, pas moins. La pression va monter à partir de janvier, quand on aura les examens finaux en ligne de mire, même si c'est pour le mois de juin. A partir de cette date, on sera en milieu hospitalier et en situation réelle une semaine sur deux. Avec une note finale qui comptera pour un tiers dans l'obtention de notre diplôme. Un autre tiers, ce sera notre rapport de stage et notre soutenance, et le dernier, ce seront des épreuves écrites.
- Sacré programme.
- Ca m'soulerait grave d'avoir à faire ça, fit Snoog. J'vous admire, les filles. J'aurais jamais pu faire d'études...
- Tu sais, ce n'est peut-être pas plus compliqué qu'enregistrer un disque, intervint Jenna. Alors, vous nous montrez ces photos ?
- Voilà, fit Snoog en glissant la première devant Jenna et moi. On a trois propositions. Trois photos très différentes. On veut votre avis, les filles. Celle-là, c'est la plus classique, un rien basique. Tous les quatre, avec un décor épuré à souhait.
- Pas très différente, fit remarquer Ally, de celle du premier album, finalement.
- Oui, c'est ce qu'on pense aussi, dit Treddy.
On posait devant un mur de briques, avec de vieilles affiches déchirées dont il n'était pas possible d'identifier la teneur : on ne pouvait savoir s'il s'agissait d'affiches de concerts, d'affiches publicitaires ou politiques. Lynn se trouvait à gauche, Snoog et moi au milieu, et Treddy à droite. Et on était tous les quatre debout, contrairement à la première pochette sur laquelle Snoog était accroupi. Devant nous, il y avait de vieilles cannettes, un bidon rouillé, quelques herbes de couleur indéfinissable : entre jaune, gris et vert.
- Il est prévu que le nom du groupe s'affiche en surimpression, précisai-je, comme s'il barrait nos torses.
- Hum, je vois, fit simplement Jenna.
- La deuxième ? proposa Snoog.
C'était la photo que j'aimais le moins, car elle tranchait trop, à mon avis, avec le contenu du disque. Nous étions dans un bus à impériale, devant l'entrée du stade de Manchester. Il y avait là des références à notre ville, et à plusieurs symboles populaires de l'Angleterre. Le nom du groupe remplaçait celui du stade et le titre de l'album s'inscrivait en lettres un peu bavantes sur le bus, reprenant aussi nos couleurs blanches et rouges habituelles.
- Elle est assez rigolote, fit Jenna. Pourtant, les chansons ne sont vraiment pas drôles. Ca va former un méchant contraste. Les gens ne vont pas s'attendre à ce qu'ils vont entendre...
- On aimait assez ce côté décalé, dit Lynn.
Ally ne fit aucune remarque, releva simplement la tête en faisant un petit signe à Snoog pour qu'il nous montre le dernier cliché. Je ne quittai pas Ally des yeux, guettant sa réaction. Elle ne se fit pas attendre :
- Qu'est-ce que tu as fait à ta basse ? demanda-t-elle en me regardant avec surprise.
- Je l'ai customisée, baby, répondis-je. J'avais envie d'y ajouter un petit quelque chose...
Le petit quelque chose en question était une nouvelle gravure, ajoutée entre les deux micros : un A stylisé, avec une petite rose qui rejoignait ainsi le S que j'avais fait graver quand je l'avais achetée. Certes, quand je jouerais, on ne verrait pas beaucoup la petite rose, mais là, on ne pouvait la manquer.
Cette photo présentait en effet nos trois instruments et le micro. La guitare de Treddy à gauche, la batterie en haut et ma basse à droite, comme les trois pointes d'un triangle : les manches de la guitare et de la basse pointant vers la batterie. Et au milieu, le nom du groupe avec, entre les deux mots, un micro qui pouvait former comme un trait d'union ou qui pouvait aussi rappeler l'éclair séparant les deux parties du nom du groupe AC/DC. C'était comme un petit clin d'œil.
Ally
- Montre-la moi.
Stair me fixa un instant, amusé. Après ce moment passé au Blue Limon, avec les amis, et après avoir choisi finalement la photo des instruments pour illustrer la pochette du deuxième album, nous avions décliné à prolonger la soirée. Lynn et Jenna rentraient aussi de leur côté : je les soupçonnais fortement de vouloir profiter l'un de l'autre, après ces quelques semaines d'éloignement. Nous avions la même intention, mais avant, je voulais voir de mes propres yeux, et pas uniquement à travers une photo, les modifications que Stair avait apportées à sa basse.
Il la sortit de son étui et la posa sur la table de la cuisine. La couleur chaude trancha avec le blanc cassé de cette dernière. Les cordes grises luisaient sous le plafonnier. Mon regard ne quittait pas l'instrument et particulièrement la gravure. Je m'étais habituée au S stylisé, légèrement creusé dans le bois, épousant une de ses nuances. Désormais, il y avait aussi un A. Les deux lettres étaient reliées par une petite fleur.
Je me sentais un peu dans le même état que lorsque j'avais entendu la chanson Reviens ! pour la première fois, sur scène. Stair venait de me faire un nouveau cadeau. Peut-être plus fort encore que la chanson. Sa basse, c'était sa vie. Et maintenant, elle portait aussi mon initiale. Il aurait tatoué mon prénom sur sa peau que cela ne m'aurait pas fait un plus grand choc.
Je tendis doucement la main vers la gravure, dessinant d'abord le S comme je l'avais fait, la première fois que j'étais venue chez lui, la première fois que nous avions dormi ensemble. Puis j'effleurai la rose et enfin, le A. Je recommençai, comme si j'avais eu besoin de passer encore et encore mon doigt sur le bois, pour prendre bien conscience de cette réalité : une part de moi se trouvait désormais là.
La main de Stair se posa sur les cordes, puis un de ses doigts glissa sur le A, avant de remonter sur la rose, alors que mon propre index passait sur l'arrondi du S avant de s'arrêter sur la fleur. Nos doigts se rejoignirent sur cette rose qui nous reliait. Puis il prit toute ma main dans la sienne, ses longs doigts fins recouvrant les miens, les serrant fort.
Mon regard abandonna la basse alors que je me tournai vers lui. Il me fixait avec sérieux et toujours cette infinie douceur. Nous restâmes ainsi, sans dire un mot, mais lisant dans les yeux l'un de l'autre tant d'amour et de bonheur. Tant de confiance et d'espérance. Puis il se pencha vers moi et m'embrassa.
Je passai mes bras autour de sa taille pour répondre à son baiser. Et je ne fus pas surprise qu'il me soulève et me fasse asseoir sur la table. J'étais ainsi un peu plus à sa hauteur. J'écartai légèrement les jambes pour qu'il se rapproche encore plus de moi et il me serra fort contre lui, tout en prolongeant notre baiser.
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