Chapitre 49 : Dans le port d'Amsterdam...

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Stair

On avait bien vu, Lynn et moi. Amsterdam serait une étape marquante de la tournée. Après le détour par Copenhague, puis deux dates encore en Allemagne à Stuttgart et Cologne, ce serait le dernier concert que l'on donnerait dans cette partie de l'Europe : ensuite, nous repartirions pour le centre et l'est, avec plusieurs concerts en Tchécoslovaquie, Autriche, Pologne, Hongrie... On y jouerait dans des salles plus petites, mais les billets se vendaient bien. Il fallait bien reconnaître que la maison de disques mettait le paquet sur la promotion de la tournée, nous faisant rencontrer autant que possible des journalistes spécialisés, achetant des encarts dans les magazines. Si je pouvais dire que notre première tournée, celle avec Ruggy, s'était globalement bien passée, bien que fatigante et éprouvante, cette fois, c'était très bien organisé. L'équipe qui avait bossé avec Gordon avait bien fait les choses. On se retrouvait à chaque fois dans des hôtels confortables, on pouvait aussi se ménager des moments de repos et même faire un peu de sport, quelques visites. A d'autres moments, on pouvait rencontrer les fans. Ils n'étaient pas forcément encore très nombreux - même si en Allemagne, on avait eu un beau succès. J'aimais ces moments, ces échanges.

Nous avions fait le trajet en minibus entre Cologne et Amsterdam. Speedy en avait profité pour faire de petites interviews de chacun d'entre nous, pour qu'on lui livre notre ressenti : nous en étions en effet grosso modo à la moitié de la tournée sur le continent. Speedy me faisait marrer. Il était à peine plus jeune que nous, mais hyper enthousiaste. Lui aussi découvrait l'Europe, ses grandes villes, ses différentes traditions, sa population très variée d'un pays à l'autre. Il était aussi complètement dans son élément à nous accompagner. Il ne se faisait jamais intrusif. Preuve en était la façon dont il avait questionné Lynn sur Redemption. Puis Lucky avait demandé son avis à Jenna avant de publier le petit encart consacré à la chanson sur le site. Speedy avait été sur des charbons ardents en attendant sa réponse, et l'accord de notre amie lui avait vraiment fait plaisir.

Nous étions arrivés la veille du concert, en tout début d'après-midi. J'avais profité d'une petite heure de repos qu'on s'accordait tous pour appeler Ally. Puis j'avais rejoint Lynn dans la salle de sport de l'hôtel. On se faisait quelques séances quand c'était possible : ça nous aidait à garder la forme, ça nous permettait d'évacuer du stress aussi. Puis Snoog était passé nous chercher pour faire un tour en ville. Nous avions quitté l'hôtel sous le regard un peu inquiet de Gordon. Mais la présence d'Andrew et d'Aarav avec nous le rassura un peu.

Juste un peu...

Frank était déjà venu à Amsterdam et il nous mena directement à la frontière du quartier rouge. On commença par un coffee shop. Perso, je serais bien resté là et Lynn aussi. C'était sympa, on fuma un peu. L'ambiance était assez similaire à celle qu'on trouvait dans un pub, par chez nous.

Oui, on serait bien resté, mais Snoog avait la bougeotte et pas question de le laisser seul. Ni qu'il soit juste avec Frank : c'étaient frasques assurées. On n'allait pas être trop de cinq pour faire tenir en place les trois autres, car Speedy était bien décidé lui aussi à profiter de tous les plaisirs de la ville.

On poursuivit donc par un bon restaurant indonésien, puis on embraya par un tour dans le centre-ville. Et cette fois, on entra vraiment dans le quartier rouge.

**

Ce qui me frappa le plus, ce fut le monde. Les rues étaient très animées, l'ambiance rappelait presque celle d'une ville en fête, lors d'un festival. On entendait parler toutes les langues du monde ou presque et on comprit vite qu'on ne croisait essentiellement que des touristes. Les façades, majoritairement rouges, attiraient le regard. Les filles posaient dans les vitrines, comme si elles étaient des mannequins présentant des sous-vêtements.

Je devais bien reconnaître que certaines étaient très belles et les sous-vêtements en question leur allaient bien. Mais je me sentis vite mal à l'aise et pas franchement emballé par tout cet étalage. Je jetai un regard à Treddy qui se trouvait à côté de moi, il haussa simplement les épaules : ouais, pas emballé plus que ça par la visite, le gars Treddy. Frank et Speedy rivalisaient, eux, de propos grivois. Lynn demeurait sombre. Quant à Snoog...

Etrangement, il ne disait rien, souriait simplement parfois à une sortie de Frank ou de Speedy. Mais il observait tout. Au point que je me demandai, à un moment donné, s'il n'allait pas écrire une chanson à la suite de cette visite.

On déambula ainsi un bon moment, jusqu'à nous retrouver dans un endroit un peu différent. Et là, on tomba sur des vendeurs de drogue, des rabatteurs. Lynn qui marchait avec les épaules un peu rentrées en dedans se redressa, l'attention de Treddy se renforça. Speedy n'avait rien pigé et quand Snoog se fit accoster par un mec un peu relou, je demeurai en retrait pour observer ce qui se passait autour de nous. Andrew resta à mes côtés.

Le mec était du genre "punk à chiens", habillé en treillis, sale, les cheveux coiffés en une simili-crête. Il devait avoir entre vingt et trente ans, mais c'était assez difficile à juger. Il comprit très vite que nous n'étions pas néerlandais et il nous baragouina je ne sais quoi en anglais. Ou plutôt, je compris qu'il voulait nous refourguer de la drogue.

Et pas de la petite herbe inoffensive. Un truc beaucoup plus sérieux.

Le mec se tenait de profil par rapport à moi, parlant avec Snoog et Frank, en faisant de grands gestes pour souligner ses propos et en ouvrant les doigts : il devait chercher à négocier le prix. Frank lui répondait, Snoog ne disait rien, mais une lueur dangereuse s'était allumée dans son iris. Si Gordon le voyait revenir avec de la coke, il allait lui passer un sacré savon. Pas de ça. C'était clair et net.

Il y eut un mouvement de foule derrière nous, je jetai un regard, rien de dangereux, mais le mec s'énervait un peu. Frank voulait lui faire baisser ses prix. A un moment, le gars se tourna vers nous, nous lançant une bordée d'injures ou quelque chose qui devait ressembler à "fuck you, espèces de bâtards" en néerlandais. J'ouvris de grands yeux en le voyant cette fois de face : il avait la narine gauche totalement brûlée, le nez défoncé. Ca ne donnait vraiment pas envie de goûter à sa came.

Lynn le vit aussi, Andrew fit un pas en avant. Mais Lynn fut plus rapide et attrapa Snoog par le col de son blouson, le tira en arrière :

- On dégage, Snoog. On joue demain, déconne pas. Ce mec est relou. On s'casse.

Frank voulut dire quelque chose, mais Treddy, Andrew et moi fûmes plus rapides et on l'attrapa de même pour nous éloigner.

**

- Putain ! Mais vous êtes cons ! Il était prêt à nous la vendre à moitié prix !

- Et alors ? lança Lynn. T'as vu la gueule qu'il avait ? C'était pourri, son plan !

- Ils ont tous cette tête-là, mais c'est avec eux que t'as la meilleure, mec !

- Mais j'm'en fous d'avoir la meilleure ! J'veux qu'on soit capable de jouer demain soir !

- T'es lourd, Lynn. C'est ta gonzesse qui t'tient en laisse comme ça ?

"Hou la", pensai-je, "si Frank attaque sur Jenna, ça va mal se passer...".

On avait réussi à s'éloigner et à quitter le quartier rouge, on se trouvait maintenant dans des rues encore bien animées, proches du port. Il y avait là des bars, des restaurants dont certains commençaient tout juste à baisser leurs vitrines. Ca me semblait moins dangereux que la rue où le dealer nous avait retenus.

Snoog avait râlé pour la forme, mais Frank était vénère. Sauf que là, il venait de franchir la limite. Lynn serra les poings à s'en faire blanchir les jointures, son regard se durcit.

- Redis un mot sur Jenna et je t'éclate, mec.

Andrew et moi fûmes les plus rapides à nous interposer. Lui se plaça face à Frank et le fit reculer doucement, pendant que Treddy se mettait à ses côtés et lui parlait calmement. Et moi, je fixai Lynn droit dans les yeux, puis posai mes mains sur ses épaules.

- On s'calme, fis-je. On va rentrer à l'hôtel. Ca commence à bien faire. Il est tard, on traîne pour rien. J'vous rappelle qu'on doit jouer demain soir, qu'on fait les balances à 10h. Donc là, retour à la case départ.

Lynn se détendit, mais il jeta quand même un dernier regard mauvais en direction de Frank. Il allait falloir faire redescendre la pression. Frank avait intérêt à se tenir à carreau et à jouer correct les prochains soirs, Lynn ne laisserait rien passer.

Aarav réussit à nous trouver deux taxis pour nous ramener et Speedy sembla un peu déçu qu'on ne repasse pas par le quartier rouge. Comme je m'y attendais - et comme on s'y attendait tous d'ailleurs -, Gordon nous guettait depuis un des salons du hall de l'hôtel.

- Vous n'avez rien dans les poches ? fit-il un peu soupçonneux.

Et sans doute d'autant plus soupçonneux que les gars revenaient sans fille à leurs bras.

- Nan, grogna Frank qui n'ajouta rien et fila tout droit en direction des ascenseurs.

Lynn souffla fort et lourd, comme un taureau prêt à charger. L'entendant, Gordon me jeta un regard interrogatif. Puis il se tourna vers Snoog et Speedy. Snoog afficha un sourire espiègle, tourna sur l'envers les poches de sa veste et même celles de ses jeans pour lui prouver qu'à part un billet de vingt euros, un stylo bille et un médiator, il n'avait rien.

- C'est bon, soupira Gordon. Je vous laisse. Rendez-vous demain matin à 8h30 pour le petit déjeuner. Et si vous voulez manger dans votre chambre, le départ est à 9h30, dernière limite.

- Ok, fis-je pour nous tous. Bonne nuit.

Et j'entraînai Lynn vers les ascenseurs.

**

- Qu'est-ce qu'ils fichent ?

Il était 9h25, Gordon tournait en rond dans le hall de l'hôtel, alors que nous attendions, avachis sur les fauteuils. Nous étions tous présents, même Speedy. Il ne manquait que Snoog et Frank.

- Je vais les chercher, proposa Treddy.

- Je vais avec toi, dit Gordon. Et j'espère qu'on n'aura pas une ou deux filles à mettre à la porte. Ce ne serait pas très respectueux.

Ils revinrent à peine deux minutes plus tard et je compris rien qu'à leur tête que ça n'allait pas du tout.

Mais vraiment pas du tout.

- Ces deux crétins ne sont pas dans leur chambre ! explosa Gordon.

Je levai les yeux au plafond alors que Lynn lâchait un :

- Oh, putain...

Qui résumait bien la situation.

Gordon sortit son téléphone, pour joindre Snoog. Evidemment, il tomba sur le répondeur. Pareil pour Frank. Je tentai d'appeler notre chanteur à mon tour, puis ce fut Lynn qui fit un essai tout aussi infructueux.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Lynn en glissant son téléphone dans sa poche.

- Vous allez partir pour la salle. Il faut commencer les balances, dit Gordon. Je vais rester ici et je vous rejoindrai quand j'aurai réussi à mettre la main sur ces deux lascars.

- Ok, dis-je simplement alors que Treddy hochait la tête.

- Speedy, tu restes avec moi, Andrew et Aarav aussi. Je pourrais avoir besoin de vous...

- D'accord, fit Andrew.

Le semi-remorque avait de toute façon été garé la veille près de la salle de concert et le matériel déchargé. Pour le cas où nous aurions besoin de quelque chose dans le camion, Andrew me confia un double des clés et nous partîmes avec l'un des deux taxis réservés par Gordon. Il monta dans l'autre avec nos compagnons de route, avec mission pour Speedy de retrouver les coins un peu louches où nous avions traîné hier soir. Je me demandais bien cependant comment Gordon allait mettre la main sur Snoog et Frank, dans une grande ville comme Amsterdam, même si le quartier rouge et le quartier portuaire étaient sans doute des bonnes pistes. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin...

**

On commença donc les balances. Treddy prit les guitares de Frank pour faire le travail, on avança bien, même si on était un peu soucieux quand même. Pourvu qu'ils n'aient pas fini noyés dans le port ou trop atteints pour ne pas être capables de se produire ce soir. A la limite, on pouvait faire sans Frank, en assurant le show sans la rythmique et en reprenant les anciennes lignes et les anciennes versions de nos morceaux. A l'occasion d'une petite pause et alors que Lynn envoyait un message à Gordon pour avoir des nouvelles, nous en avions parlé Treddy et moi. Ca lui semblait possible, même si ce serait un peu casse-gueule. Si Lynn et moi assurions, il pensait pouvoir nous suivre. Resterait à ce que Snoog soit capable de chanter et ça...

Ca, c'était une autre histoire.

Vers midi, alors qu'on n'attendait plus que Snoog pour avancer le travail, Gordon et les trois autres nous rejoignirent, bredouilles. Toujours pas de Snoog, ni de Frank à l'horizon. Ce fut donc moi qui me collai au micro, pour tenter de faire une balance potable. L'ingénieur du son avait heureusement enregistré un certain nombre de réglages et il nous dit qu'il pourrait affiner sans trop de problèmes dès la première chanson. Ce ne serait sans doute pas la meilleure version de Lies que nous interpréterions, mais on essayerait de se rattraper dès la chanson suivante.

On s'en tint donc là pour les préparatifs et on alla tous manger un morceau. Snoog et Frank ne répondaient toujours pas au téléphone et l'heure tournant, on devenait tous de plus en plus inquiets. Dans quel traquenard étaient-ils tombés ?

**

- Il nous plantera pas.

Lynn venait d'affirmer cela à un Gordon de plus en plus soucieux, à la limite d'appeler la police. Il le fixa, puis nous regarda, Treddy et moi.

- Quasi sûr aussi, dis-je. Frank en revanche, je peux pas certifier. Mais Snoog sera là.

Nous nous étions enfermés tous les quatre dans une des loges, pour tromper notre attente et parce que ce serait ainsi que l'on pourrait, Treddy, Lynn et moi, le mieux nous concentrer. Pas besoin d'avoir des interférences avec Speedy qui n'en menait quand même pas large après ce qui s'était passé la veille. A mon avis, il devait se sentir responsable du fait que Snoog et Frank aient fait l'école buissonnière. Même s'il n'y était franchement pour rien. Certes, il avait insisté pour qu'on se balade dans les quartiers chauds d'Amsterdam, mais Frank connaissait les lieux et il ne nous avait pas mis en garde, bien au contraire. Et on aurait dû se douter que Snoog serait partant pour y retourner, mais avec moins frileux que nous... Moins frileux, ou moins raisonnables.

Ce fut seulement un peu avant 15h qu'ils arrivèrent tous les deux, frais comme des gardons, hilares. Et prêts à monter sur scène et à tout déchirer. Rien qu'au regard de Snoog, je soupçonnai qu'il avait pris quelque chose d'illicite.

- Nom de Dieu ! beugla Gordon un bon coup en les voyant entrer dans la loge. Vous étiez où ?

- Au musée, répondit Snoog.

On les fixa tous les deux avec des yeux ronds. Snoog avait l'air badasse au possible, Frank rigolait comme un gamin qui a fait une bonne blague. Sauf qu'on la trouvait plus que douteuse...

- Au... musée ? répéta Gordon totalement scié.

- Yep, poursuivit Snoog. Musée Van Gogh. Tu devrais y aller, super intéressant. Et beau... Wahou. Un putain d'artiste. Dommage qu'il soit mort.

- Et bien sûr, les téléphones ne passaient pas à travers les murs ? poursuivit notre manager que je sentais au bord de l'explosion.

- Nan. Et pas à travers les tableaux. Mais on a des preuves.

Et Snoog et Frank sortirent en même temps un billet de leur poche. Gordon les attrapa d'un geste vif, les regarda. Puis il leva les yeux au plafond et déclara :

- Vous avez intérêt à filer doux ce soir, mes cocos. Ou je vous enferme à double tour dans votre chambre.

- Pas d'problème, répondit Snoog, j'y serai en bonne compagnie... Allez, j'vais voir l'ingé-son. J'pense qu'il a besoin de moi...

Et il fila sans demander son reste pour peaufiner les réglages techniques.

Et au final, ce fut un putain de bon concert.

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