Chapitre 55 : Un choix délicat

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Ally

"Je pense qu'ils ont raison de chanter cette chanson. Elle est très belle."

"Ils défendent des terroristes ! Bobby Sands a assassiné et fait assassiner des gens ! Comment on peut laisser dire ça !"

"Vive l'IRA !"

"IRA vaincra !"

"Je suis protestante, attachée à la Couronne britannique. Mais je ne comprends pas pourquoi certains veulent interdire cette chanson. Il ne faut pas oublier que la prison de Maze fut un lieu de non-droit. Alors, on peut bien protester contre Guantanamo aujourd'hui, mais il ne faudrait pas oublier ce qui s'est passé sur notre propre sol. Oui, Bobby Sands et les autres étaient des terroristes. Mais les incarcérer dans des conditions inhumaines, cela n'a pas grandi notre pays. Et je voudrais ajouter que les Dark ont certes repris une de ses paroles, mais en la transformant. Bobby Sands parlait du rire de nos enfants, sous-entendu, des enfants catholiques. Eux parlent du rire de nos enfants, catholiques et protestants."

"Snoog a injurié notre ville en l'appelant Derry !"

"Snoog a injurié notre ville en l'appelant Londonderry, heureusement qu'il s'est rattrapé juste après en lui donnant son vrai nom de Derry."

Je levai les yeux de mon téléphone pour regarder Jenna et Speedy. Tous les trois, nous étions en train de consulter avec attention différents réseaux sociaux pour recueillir les réactions du public nord-irlandais après le concert de Londonderry et préparer celui de Belfast. A Londres, Lucky surveillait aussi les réactions qui pouvaient s'afficher sur le forum du site internet.

Autant interpréter No man's land en République d'Irlande n'avait pas posé de questions aux garçons, autant ils s'interrogeaient de le faire en Ulster. Sans vouloir se laisser influencer par qui que ce soit, ils voulaient cependant avoir connaissance des réactions de leur public sur la chanson. A la sortie de l'album, elle avait été plutôt bien accueillie en Ulster, d'après ce que Lucky avait pu collecter comme données. Mais avoir des réactions sur le disque était une chose, en avoir au moment de la tournée en était une autre.

Gordon nous avait alors demandé de surveiller les réseaux sociaux afin de les aider dans leur choix. A Londonderry, le public était plus majoritairement catholique, si tant était qu'on pouvait se fier aux réactions. A Belfast, c'était beaucoup plus partagé. Même Treddy s'interrogeait quant au fait de porter le t-shirt indépendantiste pour ce concert. Mais il nous avait confié qu'il le choisirait certainement, car il ne voyait pas pourquoi il aurait marqué une différence avec leurs autres dates. Néanmoins, il se réservait la possibilité de changer d'avis au tout dernier moment ou de ne le porter que pour la chanson Mort Ghlinne Comhann. Jenna et moi, qui avions discuté de ce point avec lui, trouvions que ça pouvait être un bon compromis. D'autant que cette chanson venait après No man's land dans le show : il pouvait très bien commencer le concert avec un t-shirt plus neutre et le finir avec le bleu et blanc.

Car le référendum écossais faisait aussi parler en Irlande, nous l'avions bien constaté dans le sud. Les Irlandais suivaient avec beaucoup d'intérêt ce qui se passait chez leurs voisins et surtout, les réflexions, les arguments que la campagne faisait ressortir. Toute cette émulation, tout cet engagement - en faveur ou contre l'indépendance - les amenaient aussi à se poser des questions sur la partition de l'île. Si, dans le contexte de l'Union Européenne et grâce aux accords du Vendredi Saint, la question était moins acérée, elle demeurait cependant. Et d'aucuns rêvaient toujours d'une île unie, indépendante de la Couronne britannique, alors que d'autres ne voulaient pas quitter son giron, sous aucun prétexte. C'était une question délicate à laquelle nous, en tant que Britanniques, étions sensibles. Et les garçons ne dérogeaient pas à la règle, Snoog en tête qui lisait beaucoup d'articles ou de témoignages à ce sujet.

Stair

- Encore fois, je suis pour la chanter. Même ici, à Belfast. Je ne pense pas qu'on mette le groupe en danger. Et je suis prêt à répondre à toutes les questions qu'on nous posera sur les paroles. Et même sur notre engagement.

- Les réactions du public à Derry ont été plutôt positives, fit Treddy pour compléter l'intervention de Snoog.

- Ouaip, fit Lynn. J'pense que c'est favorable aussi.

- On n'est pas belliciste, dans la chanson, loin d'là, fis-je.

- Certains continuent à penser qu'on défend les terroristes, fit Snoog. Ils ne retiennent que ce qu'ils veulent. Ce sera difficile de les convaincre du contraire.

Nous étions dans un des petits salons de l'hôtel, la bande habituelle : Gordon, les filles, Speedy, nous cinq. Frank ne disait rien de particulier, il estimait que le choix nous revenait. Je ne pouvais pas dire qu'il ne se sentait pas concerné, il écoutait même nos arguments avec attention. Mais il savait que son avis ne serait pas déterminant dans notre prise de décision.

C'était assez particulier de l'avoir avec nous. Sur scène, en répétition, lors des balances, tout se passait bien. Il était totalement dans le jeu, dans les préparatifs. Rien à redire. Mais à côté... C'était très différent de ce que nous avions vécu l'an passé, pour intégrer Treddy dans le groupe. Treddy avait cette envie de jouer avec nous, d'être un des Dark Angels. Pas Frank. Il faisait le job de la rythmique - ce pour quoi il avait été engagé. Mais pas plus. Cela donnait, quand nous n'étions pas sur scène, le groupe d'un côté et lui de l'autre, même s'il sortait quand même parfois avec nous. Et surtout avec Snoog et Speedy. Snoog était sans doute celui qui faisait le plus d'effort pour l'intégrer encore. Treddy, Lynn et moi avions lâché l'affaire, surtout depuis que la tournée était repartie, en Irlande. Nous avions aussi les filles avec nous, ça changeait un peu la donne, pour Lynn et moi, qui étions tournés vers Jenna et Ally.

Ce matin-là, surlendemain du concert à Londonderry et veille de celui à Belfast, nous échangions donc autour du choix de jouer ou non No man's land pour ce dernier concert en Irlande. La situation politique et sociale était plutôt calme, malgré quelques tensions qui avaient eu lieu mi-juillet, au moment des Marches Orangistes. Mais il y en avait toujours à cette période de l'année, quel que soit le contexte général du pays. On ne pouvait donc pas s'appuyer sur cet argument pour notre choix.

Les filles avaient scruté les réseaux sociaux depuis ces derniers jours, et principalement hier. Lucky et Speedy de même. Au final, il ressortait un équilibre entre les pour et les contre. Si on mettait de côté les extrémistes ou les imbéciles, c'était même une majorité de propos plutôt favorables ou du moins, tolérants. Comme cette personne qui s'était présentée comme étant protestante mais défendant la liberté d'expression, y compris sur cette question.

Alors que Snoog continuait d'avancer ses arguments, j'écoutais et réfléchissais de mon côté. Quand il reposa sa bouteille de bière vide sur la table, il conclut en disant :

- J'ajouterai que U2 n'a jamais, à ma connaissance, renoncé à jouer Sunday, Bloody Sunday. Et ce n'était pas la moindre des chansons sur le sujet. Jouée et chantée par un groupe irlandais qui plus est.

- Yep, fit Lynn. Puis on n'a pas choisi de jouer celle-là ici. On reste neutre dans not'choix de reprise.

- On remporte un beau succès avec One. Les gens sont contents, dit Treddy. Ca les touche, je pense, qu'on joue une chanson de leur groupe phare. Même à Derry, les réactions ont été très émouvantes.

- Alors ? fit Snoog. Votre avis ?

- On la joue, fit Lynn.

- Chuis d'accord, renchéris-je alors que Treddy hochait la tête.

Frank tapa alors dans ses mains et ajouta :

- Ok, j'vous suis.

Gordon et les filles ne dirent rien. La main d'Ally venant chercher la mienne se fit douce et encourageante : elle approuvait notre choix.

**

- Et maintenant... Maintenant, une chanson que j'ai écrite ici, l'an passé. Je sais que certains la comprennent, que d'autres disent que nous soutenons des terroristes. Je ne vois que des morts, des deux côtés. Et je vois aussi vos efforts, pour la paix. Continuez !

Même s'il avait avancé des arguments pour chanter No man's land, Snoog s'était fait sobre dans sa présentation de la chanson. Nous étions environ à mi-concert, sur la scène de Belfast. Treddy avait finalement opté pour le t-shirt indépendantiste depuis le début du show. Nous n'avions pas encore interprété Mort Ghlinne Comhann.

J'entamai mon intro de basse, avant que Lynn ne lance les premières mesures. Dans le public, les réactions furent différentes. Certains sifflèrent et huèrent, d'autres frappèrent des mains et chantèrent en même temps que Snoog. Comme trois jours plus tôt, à Londonderry, sauf que là-bas, les applaudissements avaient été plus fournis que les cris de protestation.

Cela se passa bien cependant. Ma crainte principale avait porté sur le public, sur d'éventuelles manifestations de colère ou d'agressivité entre les spectateurs. Mais ce ne fut pas le cas et je me dis, alors que je jouais mes dernières notes pour clore la chanson - j'en faisais l'intro et la conclusion -, que nous avions fait le bon choix.

Snoog enchaîna assez vite, contrairement aux autres concerts que nous avions donnés en Irlande, où il laissait toujours l'émotion et les réactions du public s'exprimer. Et nous poursuivîmes avec la chanson de U2, ce qui eut le don d'apaiser les éventuelles tensions. Avant de continuer avec Regrets.

En quittant la scène, et malgré de chaleureux applaudissements, je me sentis soulagé et heureux de retrouver Gordon et les filles. Je serrai Ally dans mes bras plus fort que d'habitude. Je ressentais vraiment le besoin de la tenir contre moi. C'était la première fois qu'on jouait avec une telle tension, non seulement dans le public, mais aussi et surtout entre nous. Avec le sentiment qu'il y avait un réel enjeu à interpréter cette chanson, ici, en Ulster. Et plus encore à Belfast, à quelques kilomètres de Maze.

A quelques kilomètres de cette prison, ce lieu de non-droit, où des hommes étaient morts pour leurs convictions.

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