Chapitre 61 : Confidences
Ally
Pensive, je regardais tomber la pluie à travers les fenêtres du petit salon cosy où je m'étais installée. Nous étions à Exeter, en un gris jour de novembre. Le groupe avait enchaîné sept concerts, à Rochester, Brighton, Winchester, Dorchester, Plymouth. Aujourd'hui, c'était relâche avant deux dates à Exeter. C'était un rythme plus soutenu que cet été et ils m'impressionnaient. Ils affichaient toujours le même plaisir à monter sur scène, à jouer leurs chansons. Le public le leur rendait bien, en étant au rendez-vous. La preuve en était cette deuxième date ajoutée à Exeter, alors qu'il y avait deux semaines encore, il n'en était prévu qu'une.
Nous n'avions pas mis longtemps à faire la route depuis Plymouth, ce matin. Et après avoir déjeuné, nous nous étions chacun installés dans nos chambres. Après notre sieste crapuleuse, Stair s'était endormi. J'avais somnolé, mais craignant de le réveiller alors qu'il avait besoin de repos, j'avais fini par me lever et quitter la chambre. Je pensais trouver un de nos accompagnateurs, peut-être Aarav ou Speedy, mais ils devaient se reposer aussi. Souvent, quand les garçons étaient occupés à faire les balances, je partais avec eux en visite. Cela me permettait de découvrir des villes dans lesquelles je ne m'étais jamais rendue. Après l'Ecosse et l'Irlande, c'était maintenant l'Angleterre que je découvrais.
J'avais commandé un thé que je sirotais tranquillement, tout en regardant sur mon téléphone les annonces pour des remplacements à des postes d'infirmières dans les hôpitaux de Manchester ou des alentours. Je ne voulais pas m'éloigner de trop - Liverpool serait le plus loin que j'accepterais - pour rester avec Stair. Après tout, le groupe avait décidé de marquer une pause à la fin de cette tournée ; je ne voulais pas partir à mon tour, alors que Stair serait à Manchester pour plusieurs mois. Je relevai deux ou trois annonces potentielles et me promis de préparer mes courriers en fin de journée, quand Stair serait réveillé.
Quelqu'un poussa la porte du salon : c'était Treddy. Il me sourit en s'installant face à moi, dans un fauteuil.
- Ca va, Ally ? Reposée ?
- Oui, ça va. Je n'avais pas trop sommeil, j'ai laissé Stair dormir. Ca va, toi ?
- Oui, bien. J'ai récupéré et avec une autre bonne nuit de sommeil, on va pouvoir repartir. Même Snoog lève un peu le pied...
Je souris.
- C'est vrai, notai-je. Les derniers soirs de relâche, il n'est pas sorti.
- Alors qu'en début de tournée, il n'arrêtait pas, ou rarement, compléta Treddy.
Il avait commandé une bière et but quelques gorgées avant de reprendre :
- Tu regardais le site ?
- Non, des offres pour des remplacements.
- Tu trouves des annonces ?
- Oui, quelques-unes qui peuvent m'intéresser. En médecine générale. J'évite les spécialités trop poussées, comme la cardio. Je n'ai pas reçu les formations suffisantes pour y exercer.
Il hocha la tête avec compréhension, puis ajouta :
- Ce sont de longs remplacements ?
- Pas trop. Quelques semaines tout au plus. Ca m'irait bien dans un premier temps. De toute façon, dans le contexte actuel, il ne faut pas rêver : les embauches pour un long contrat sont rares. Et pourtant, les besoins sont importants. Il y a des annonces qui peuvent vraiment me convenir, au niveau des dates. En commençant soit fin novembre, soit début décembre.
- Quand on aura fini la tournée.
- Oui, ou presque. Quel est ton ressenti, Treddy ? Sur cette fin de tournée ? demandai-je en posant mon téléphone sur la table.
- Bien. Vraiment bien. On enchaîne les dates, c'est vrai, mais ça se passe bien. On joue bien. On a trouvé des automatismes, au fil des concerts, les réactions du public sont vraiment chouettes. Je suis content. Je n'avais jamais vécu ça et c'est une première expérience vraiment fructueuse pour moi. La tournée de l'été dernier, c'était une mise en bouche. Là... On entre dans un autre monde.
- Je crois que c'est ce que les autres ressentent aussi. Enfin, peut-être pas Frank, car il a déjà fait des longues tournées.
- Tout à fait. Pour lui, on sent bien que c'est plus la routine. Pour nous... ce n'est pas le cas. Je ne sais pas si ça le sera un jour, d'ailleurs. On verra bien.
- Est-ce que ça correspondait à ce que tu voulais faire ?
- Au départ, quand j'ai commencé avec le petit groupe de rock, on avait surtout en tête de jouer dans les pubs, les petites scènes, voire les festivals. A côté, je donnais des cours de guitare et de solfège, ça me suffisait. Puis j'ai fait quelques rencontres, dont celle avec Gordon, et ça a commencé à me mettre le pied à l'étrier, pour envisager autre chose.
- Tu as commencé la guitare à quel âge ?
- J'ai commencé par le piano. Ma mère en joue. Ma grand-mère aussi... Il y a toujours eu un piano à la maison et je pense que dès mon plus jeune âge, j'en ai entendu. J'ai baigné dans un environnement musical favorable. Après trois ans de piano, je me suis mis à la guitare acoustique d'abord, pour jouer du traditionnel. Puis à la guitare électrique, dès que j'ai pu m'en payer une.
- Tu ne voulais pas rester dans le petit groupe de rock avec lequel tu jouais ?
- Aucun de mes amis n'avait l'ambition de devenir joueur professionnel. Il y a un cap à franchir pour passer pro, ce n'est pas toujours évident à concilier avec une vie personnelle. Certains avaient déjà un travail à côté, qui leur plaisait. La musique, c'était un loisir, un passe-temps qu'ils aimaient bien. Mais de là à en faire leur métier... Et il faut vouloir être sur la route tout le temps ou presque, puis s'enfermer en studio pendant plusieurs semaines pour enregistrer un album... Ce genre de vie ne convient pas à tout le monde.
- Et à toi ?
- Moi, ça me plaît bien. Surtout les concerts, être sur la route, rencontrer le public, discuter avec les gens. C'est vraiment un aspect de la tournée que j'apprécie beaucoup.
- Et pour le studio ?
- Difficile à dire. Je n'ai que l'expérience de l'enregistrement de Dark Death, et on ne peut pas dire que pour une première, ça se soit bien passé. L'ambiance était tendue, le contexte compliqué... Si on parvient à prendre un peu plus de libertés avec la maison de disques pour le prochain, ça se passera certainement mieux.
- Cette première expérience ne te rebute pas ? Pour un nouvel album ?
- Non, pas du tout. J'en ai beaucoup parlé avec les gars et ils m'ont bien dit que pour le premier, ça s'était vraiment passé autrement et que c'était une bonne expérience pour eux. Je les crois et je me dis qu'il faut tenter autre chose.
- J'aime ton optimisme, Treddy ! souris-je. Tu vois toujours le bon côté des choses...
- J'essaie... me sourit-il en retour. Parfois, ce n'est pas toujours évident...
Et je vis son regard devenir un peu plus triste. Je n'osai pas poser la question, mais je me doutais qu'il pensait à sa fille. Je fus d'ailleurs presque surprise, car il m'en parla spontanément :
- Par rapport à ma fille, j'essaie de rester optimiste. Mais parfois, c'est dur. Et surtout, c'est compliqué. J'ai fait des choix, je les assume. Mais ça veut dire aussi être beaucoup absent de Glasgow, ne pas pouvoir toujours proposer un contexte favorable pour la voir...
- Tu penses que tu pourras profiter d'elle un peu plus, quand la tournée sera terminée ?
- Je l'espère, mais rien n'est sûr. La procédure judiciaire traîne, mon ex accumule les preuves contre moi... J'ai obtenu un droit de visite, pour le moment. C'est peu, mais c'est déjà mieux que rien. En même temps, elle aussi doit assumer ses choix.
- Comment cela ? demandai-je, un peu étonnée et curieuse aussi.
- Et bien, elle s'est retrouvée enceinte quand nous étions en pleine séparation. Elle a voulu garder le bébé, moi, je n'étais pas chaud... Pas que je n'avais pas envie d'avoir un enfant, mais pas dans les conditions qui s'annonçaient. Je n'ai pas eu vraiment voix au chapitre. Elle voulait le garder, je ne pouvais pas la forcer... J'ai cependant fait les démarches pour reconnaître l'enfant, avant la naissance. Parfois elle me le reproche, parfois, elle en tire bénéfice... C'est quelqu'un de très lunatique, qui cherche à tirer profit des circonstances. Je n'en fais pas un portrait très reluisant et d'autres lui trouvent beaucoup de qualités. Cela dit, ce n'est pas une mauvaise mère. Elle s'occupe bien de la petite. Coleen va bientôt avoir deux ans et c'est une petite fille qui grandit bien, s'épanouit... Mes parents la voient toutes les semaines. C'est un point important que nous avons obtenu avec les premières décisions de justice : que mes parents aient eux aussi un droit de visite. Parfois, ça se passe bien, parfois moins bien... Ma mère la prend en photo à chaque fois et je peux ainsi la voir grandir.
Je souris doucement :
- C'est compliqué en effet...
- Et signer le contrat avec les Dark a rendu les choses encore plus complexes... Ou plutôt, en faisant le choix de devenir musicien professionnel. Je suis rarement à Glasgow, surtout depuis un an, même si j'ai réussi à voir Coleen à chaque occasion. Ce sont des moments de bonheur et je n'aimerais pas en être privé. Même si, encore une fois, j'aurais préféré être père dans d'autres circonstances et avec une autre femme. Mais c'est ainsi : la vie est pleine d'aléas. Parfois des heureux, parfois moins. Il faut faire avec.
- Encore ta philosophie optimiste ! Comment en es-tu venu à t'intéresser au bouddhisme, Treddy ?
- Ce sont souvent des rencontres qui t'amènent vers des découvertes, des choix... Un de mes plus proches amis a voyagé en Asie, il est d'ailleurs revenu avec une Laotienne dans ses bagages. Et c'est en parlant avec elle que j'ai découvert cette culture, cette façon de voir le monde, la vie. C'est arrivé au bon moment, pendant la grossesse de mon ex. Nous vivions déjà séparés, je n'avais pas encore pris la décision de reconnaître l'enfant. Ca me préoccupait beaucoup. Pas pour moi, mais pour le bébé. J'ai commencé à faire du yoga avec cette amie, ça m'a fait du bien. Ca me permettait d'évacuer beaucoup de tensions, de préoccupations... J'y voyais plus clair après chaque séance. J'ai approfondi les choses en adoptant des pratiques zen, en me rendant compte que ça m'aidait à évacuer mon stress ou à mieux le vivre. Je ne pensais pas du tout, à l'époque, que je pourrais en tirer bénéfice pour me préparer à monter sur scène et à affronter la foule en délire !
Il prononça ces derniers mots en riant. Je ris aussi.
- Parlons-en de la foule en délire... Snoog sait très bien s'en charger...
Nous rîmes encore. Je me servis une nouvelle tasse de thé, avant d'ajouter :
- En tout cas, ça te réussit bien comme méthode. Stair m'a dit qu'au début, pour les premiers concerts avec toi, ça l'avait beaucoup impressionné de voir comment tu entamais le concert. Il avait l'impression que tu ne ressentais pas de trac du tout.
- J'en ai parlé avec lui, oui. En fait, ce n'est pas que je n'en ressente pas, c'est plus que je l'utilise comme une source d'énergie que je fais passer dans mes premiers rifs. Et après... Comme pour les autres, il n'y a plus qu'à enchaîner. Je crois que même sans faire de relaxation, chacun d'entre nous fait un peu la même chose. Snoog se concentre et dès qu'il arrive sur scène, il expulse son trac en saluant le public. Lynn, c'est en s'installant derrière sa batterie, en frôlant les toms, avant de taper ses premières mesures. Et Stair, il fait le vide en jouant aux cartes et quand il arrive sur scène, il est déjà entraîné par le jeu de Lynn, par ce que ce dernier imprime. J'avoue qu'arriver en troisième, ça m'aide aussi. Il n'y a pas que la séance zen avant qui joue. Eux sont déjà partis, je n'ai plus qu'à me caler.
- Je comprends. J'ai observé tout cela, mais c'est intéressant d'avoir ton ressenti, ta vision du tout début du concert, fis-je.
**
Nous en étions là de notre échange, à Treddy et moi, lorsque Snoog fit son apparition. Je n'aurais pas forcément parié sur lui en deuxième pour débarquer.
- Z'êtes que tous les deux ? s'étonna-t-il.
- Oui, répondis-je. Je ne sais pas où est Gordon et je n'ai croisé personne en venant ici.
- T'as épuisé Stair pour qu'il ronque encore ?
Je levai les yeux au plafond, et répondis :
- Bien sûr, je lui ai enlevé toute son énergie. Il faut qu'il récupère maintenant.
- Bravo, jolie blonde ! Mais s'il ne l'a pas retrouvée ce soir, j'pourrais m'occuper de toi.
- Ca m'étonnerait qu'il te laisse faire...
- Et toi, tu te laisserais faire ?
Il avait son sourire malicieux et le regard pétillant, du Snoog qui ne voulait rien lâcher et avoir le dernier mot.
- T'aurais l'air bête si je disais oui !
- Chiche ?
- Non.
- Dommage... Bon, j'vais m'chercher une pinte. T'en r'veux, Treddy ? T'es toujours au thé, jolie blonde ?
- Oui, ça me va pour le moment.
- Je n'en suis qu'à la moitié de mon verre, répondit Treddy de son côté. Je verrai tout à l'heure.
- Ok.
Il revint peu après, Aarav sur les talons. Ce dernier portait un petit plateau avec du thé. Lui ne buvait pas une goutte d'alcool, en rapport avec sa religion. Les garçons trouvaient cela très pratique et Gordon aussi : au moins, il y en avait toujours un à rester sobre quand on sortait... Si je riais bien en présence de Speedy, j'aimais aussi beaucoup Andrew et Aarav. Andrew avait de l'expérience, cela faisait une vingtaine d'années qu'il conduisait des camions, même s'il n'avait pas toujours accompagné des groupes de musique. C'était même seulement la troisième fois qu'il le faisait. J'espérais qu'il reviendrait, de même qu'Aarav. Ce dernier était discret, toujours souriant, curieux aussi des endroits et des gens que l'on rencontrait, mais en gardant une certaine réserve. Il était efficace, attentif aux besoins des garçons, ne rechignait jamais quand Gordon lui demandait un service.
Aarav s'assit à côté de moi, dans le grand canapé. Snoog avait pris place dans un fauteuil, à côté de Treddy.
- Qu'est-ce qu'on fait, c'soir ? On mange ici ou on sort ?
- Peu importe, répondit Treddy. Mais on est un peu loin de tout.
C'était vrai : l'hôtel était à la périphérie de la ville, proche de la salle de concert, mais à part une zone commerciale à proximité, il n'y avait pas grand-chose.
- Ce serait aussi simple de rester manger ici. La carte a l'air pas mal.
- Tu m'fais rire, Ally, s'esclaffa Snoog. Tu manges une soupe ou une salade...
- Je fais attention. A force de manger au restaurant tout le temps, on prend vite des kilos... Et je ne peux pas toujours faire une bonne marche au quotidien, ni passer un peu de temps dans une salle de sport ou une piscine. Tous les hôtels n'en ont pas.
- C'est vrai. Il reste le sport en chambre...
- D'ailleurs, tu as l'intention de pratiquer ce soir ?
- J'ai r'péré une jolie serveuse, à moins que tu ne te laisses tenter...
Aarav eut alors un petit rire de gorge : je me tournai vers lui, cherchant à répliquer à Snoog.
- Tu allais dire, Aarav ? fit ce dernier.
- Ally et Jenna ne viendront jamais dans ton lit, Snoog. Tu devrais le savoir...
- J'essaye encore, on sait jamais, sur un malentendu...
Annotations
Versions