Chapitre 84 : Un Brexit à Central Park
Stair
- Ah merde, alors, c'est immense !
- Ah ouais, quand même...
Nous étions partis pour un premier repérage, à Central Park. Notre hôtel donnait juste à côté du parc, enfin, juste à côté... Tout était tellement grand ici, qu'on se croyait à côté d'un truc, mais en fait, on en était à des bornes. Quand je dis "nous", c'était la petite équipe habituelle : les Dark, les filles, Gordon, Aarav et Andrew. Plus Dany, qui se sentait un peu esseulé maintenant qu'on avait laissé Fiona en Europe : il avait bien aimé travailler avec la jeune fille, elle était brillante et vraiment douée. Même au Hellfest, dans des conditions très particulières, elle avait fait du bon boulot. Mais elle devait maintenant achever son rapport de stage, terminer ses études. On comptait bien la revoir pour la fin de la tournée à la maison, à l'automne.
Des concerts étaient régulièrement organisés dans le parc. Les plus grands artistes nord-américains s'y étaient produits, le Philarmonique de New York, des groupes de jazz... Bref, c'était l'endroit où il fallait jouer un jour dans sa vie, en Amérique. Et Gordon avait lancé le défi pour nous, même si nous n'étions pas très connus de ce côté de l'Atlantique. Il y aurait un bon groupe de hard-core en première partie, qui devrait bien attirer les foules. A nous de faire en sorte que le public reste pour les Dark ensuite...
Le voyage s'était bien passé, mais toute l'équipe encaissait encore le décalage horaire. Et nous n'étions pas égaux face à cela, loin de là. Snoog était déjà à fond, Lynn et David semblaient assez bien partis pour s'adapter aussi. Treddy et moi, nous avions franchement plus de mal. Mais bon, ça le ferait. Une fois sur scène de toute façon... Je comptais sur mon pote pour me donner l'élan et j'assurerais.
Bizarrement, je ne ressentais pas vraiment de pression à l'idée de jouer ici, de jouer à New York. Nous avions déjà joué sur des scènes impressionnantes - rien que Dublin pour le Dark Death Tour ou le Hellfest avaient de quoi nous filer une méchante pression. Alors New York...
J'avais du mal à capter le pouls de la ville, l'ambiance, de trouver comme un fil me reliant aux gens. Tout le monde était bien poli et accueillant, pas de souci, mais il manquait un truc. Pourtant, ici, pas de barrière de la langue, pas trop de choc culturel non plus. Enfin, bien moins qu'en Pologne ou en Espagne. Peut-être que la vodka ou la sangria aidaient aussi à faire tomber des barrières... Bon, j'en rigolais, mais je n'étais peut-être pas si loin que cela de la vérité.
Gordon nous laissa et, accompagné de Dany, il rencontra l'équipe des lieux : régisseurs, chefs techniciens, etc... Nous, nous continuâmes à nous balader dans le parc, faisant le tour, et surtout dans toute la partie où se trouvait la scène et où s'installerait le public.
Puis nous regagnâmes l'hôtel, nous nous reposâmes une poignée d'heures et nous retournâmes sur les lieux pour faire les balances. Le concert aurait lieu le lendemain. Un drôle de jour pour nous, puisque dans tout le Royaume-Uni allait se dérouler le vote du Brexit. Nous avions tous laissé des procurations à nos proches, pour tenter d'empêcher cette catastrophe, mais nous n'étions pas très optimistes. Et Treddy était sans doute celui qui se sentait le plus concerné : après l'échec du référendum écossais, un vote en faveur du Brexit serait, à son sens, une catastrophe pour l'Ecosse. Il en voulait terriblement à David Cameron, notre Premier Ministre, d'avoir lancé cette idée : après avoir menacé de voir l'Ecosse sortir de l'Europe si elle accédait à l'indépendance, voilà qu'il avait mis en œuvre le moyen d'en faire sortir tout le pays !
Snoog, évidemment, suivait tout cela avec beaucoup d'attention. Nous aussi, bien sûr, sans avoir pour autant une idée de que ce que cela entraînerait.
Ally
Il faisait très chaud à New York, il me semblait que c'était plus qu'en Espagne ou au Portugal où nous avions pourtant connu des températures élevées. Mais l'air y était plus sec et malgré un petit vent bien agréable, nous étions déjà en sueur dès le milieu de matinée. Les garçons s'en étaient assez bien accommodés, de ce que j'avais pu juger. Stair s'était bien rafraîchi dans la loge, avant de monter sur scène, et s'était changé. Il arborait avec fierté un t-shirt où Eddie se prenait pour un bassiste totalement allumé. J'en aimais bien les couleurs, ma foi. Un petit clin d'œil à Steve Harris.
Il n'en était toujours pas revenu, de cette rencontre, de cet échange. Et moi non plus, d'ailleurs. Quand j'y repensais, j'avais le sentiment de basculer dans un autre monde. Enfin, ce soir, il n'y aurait aucune star à les rejoindre. Juste eux pour assurer le show.
Le plus impressionné était certainement David et ça pouvait se comprendre. Il s'était bien habitué au rythme de la tournée, prenait plaisir à jouer avec le groupe. Je le sentais bien mieux intégré et plus complice avec les garçons que ne l'avait été Frank pour le Dark Death Tour. David était aussi bien plus agréable avec nous, Jenna et moi, et il était vraiment de bonne compagnie. Je n'en aurais pas dit autant de Frank qui nous avait la plupart du temps ignorées.
La scène de Central Park était quand même très grande. Peut-être pas autant que le Hellfest, car le public ne me paraissait pas aussi amateur, mais le groupe fit une belle prestation. Jenna et moi étions restées en coulisses, c'était le plus simple et nous n'avions pas tellement envie de nous perdre dans la foule : dans les festivals ou pour les concerts en plein air, c'était de toute façon très compliqué de changer de place, d'aller à côté de l'ingénieur du son. Contrairement à ce que nous pouvions faire quand le groupe se produisait dans une salle.
Ce fut un beau concert, le public qui était essentiellement venu pour la première partie était resté. En sortant de scène, cependant, je vis bien que les garçons n'avaient pas le même ressenti qu'en Europe. Le contact avec les spectateurs ne s'était pas aussi bien établi que pour les concerts précédents, même si les réactions avaient été positives. Et tous allaient se demander si Gordon n'avait pas vu un peu trop grand, cette fois, en les faisant jouer dans ces conditions. Néanmoins, les retours sur le site, sur les réseaux sociaux et dans la presse furent bons et cela les rassura et leur donna confiance pour la suite de la tournée américaine.
Stair
- Et bien, on n'est pas dans la merde, maintenant...
Nous étions tous rassemblés dans un des salons privés de l'hôtel, après le concert. Cela rappelait ce que nous avions connu lors du référendum sur l'indépendance de l'Ecosse. Mais là, tout le monde tirait vraiment la gueule. Fini le sourire condescendant de Cameron. Son idée de référendum sur le Brexit avait tourné au fiasco. Le populisme se répandait dans notre pays, avec des relents des plus nauséabonds. Voilà à quoi ça menait de prendre les gens pour des cons...
Il était déjà tard à New York, mais tôt en Europe, et les résultats venaient de tomber. Malgré la fatigue résiduelle et le concert, aucun de nous n'avait encore sommeil et nous assistions, impuissants, au bal des faux-culs par écrans interposés. Après la sidération, c'était la colère, voire la désolation.
Une vague lueur, cependant, se distinguait au milieu de tout ce marasme. Elle était celte. Dès l'annonce des résultats un peu détaillés, on avait pu comprendre que le pays se scindait vraiment : l'Ecosse avait largement voté contre, comme Londres et sa banlieue. Mais une autre lueur s'était également allumée en Irlande du Nord, qui avait voté contre, même si le pourcentage était un peu moins impressionnant qu'en Ecosse. Après la guerre civile, les "événéments irlandais" comme on les avait appelés durant des années, les Irlandais nous donnaient à tous une belle leçon : la paix était fragile, elle avait cependant permis à l'Irlande du Nord d'envisager un autre avenir. Et grâce à qui ? A l'Europe... Ils en étaient bien conscients.
Treddy avait, comme nous tous, suivi avec attention la publication des résultats. Si celui obtenu en Ecosse ne le surprenait pas, il était très heureux du vote nord-irlandais. Snoog et lui s'étaient lancés dans une discussion ardue, mais des plus intéressantes. Au final, Snoog conclut :
- On a fait le bon choix, pour Glasgow, dit-il. On sait pas comment tout cela va tourner, mais avoir installé le studio en Ecosse, j'pense que même si c'était pas voulu, ça nous laisse des marges de manœuvre. Va falloir vous décider... ajouta-t-il en regardant dans notre direction, à Ally et moi.
Ally hocha la tête, je répondis :
- On verra tout cela à la fin de la tournée.
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