Chapitre 89 : Fragile
Stair
J'échangeai un regard avec Lynn, puis un en coulisses. Nous venions d'achever Reviens !, la première chanson du rappel.
C'était un jour particulier. Un concert particulier parmi tous ceux que nous donnions au cours de cette première tournée mondiale. Nous nous trouvions depuis plus d'un mois en Amérique du Sud. Nous avions joué dans tous les pays du nord du continent, Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, puis nous étions passés en Bolivie et au Paraguay, avant d'arriver au Chili. Hormis le Surinam et les Guyanes, nous nous produirions dans tous les pays. Gordon avait insisté sur ce point en disant que les grands groupes ne passaient pas forcément en Amérique du Sud lors des tournées mondiales, ou juste au Brésil. Alors que le public était très amateur et ravi de voir des artistes européens se produire chez eux. Il avait raison car l'accueil était vraiment phénoménal et cela me rappelait ce que Steve Harris m'avait confié : que le public sud-américain était vraiment différent des autres, et très réceptif.
Nous étions donc heureux de cette série de concerts, parfois deux ou trois dates selon les pays, et hormis à Lima quand Treddy avait été malade et n'avait tenu le coup que grâce aux bons soins de Madame Aguilar, tout s'était plutôt bien passé. Les techniciens et responsables des salles mettaient tout en œuvre pour que les concerts se déroulent bien, ils étaient tous pleins d'attentions pour nous et même pour notre entourage.
Après tous ces premiers beaux concerts, nous étions donc à Santiago du Chili. Un concert à part car pour la première fois depuis que nous étions en Amérique du Sud, nous allions jouer dans un stade et non dans une salle. Et c'était un endroit bien particulier : c'était là qu'à sa prise de pouvoir, Pinochet avait fait rassembler ses opposants et que nombre d'entre eux avaient trouvé la mort.
Et parmi eux tous, Victor Jara, devenu un symbole. Celui de la liberté d'expression bafouée, celui de la liberté artistique massacrée. Celui d'un peuple bâillonné. Celui aussi dont Snoog s'était emparé de l'histoire pour écrire une chanson. Une chanson qui était un des titres phares de l'album et qui rencontrait beaucoup de succès ces derniers temps. Elle parlait à tous, Péruviens, Boliviens et elle allait parler encore plus au public chilien.
Une chanson que nous nous apprêtions à interpréter.
Snoog allait et venait sur la scène. Je pouvais sentir la pression qu'il se mettait pour réussir cette interprétation. Plus que n'importe où ailleurs, il voulait qu'elle soit parfaite. Et nous tous aussi. Un peu comme lorsqu'on jouait Mort Ghlinne Comhann en Ecosse. La grande différence était que nous connaissions bien désormais le public écossais, que nous savions avec quelle ferveur il nous accompagnait sur ce morceau. Nous ne savions pas du tout, en revanche, comment le public chilien accueillerait la chanson.
Treddy s'approcha de moi, nous échangeâmes quelques mots, juste pour confirmer à quel moment il entamerait son solo.
Le micro à la main, Snoog se planta finalement au milieu de la scène, leva un poing fermé, baissa brièvement les yeux avant de fixer le public. Il y eut comme un long frémissement à courir dans les gradins. Puis il prit la parole :
- C'est une grande joie pour nous de jouer ici, devant vous. Mais c'est aussi une profonde émotion. La chanson... La chanson que nous allons vous offrir maintenant, elle est pour vous tous. Et pour ceux des vôtres qui ne sont plus là. Amanda's Song !
Les cris du public nous firent tous frissonner. Tous les spectateurs qui se trouvaient dans les gradins s'étaient soudain levés comme un seul homme, le poing dressé.
C'était une vision très impressionnante. Je n'en croyais pas mes yeux. Tout un stade, debout, pour nous. Et pour ceux qui étaient tombés là, avant tout.
Lynn lança la rythmique, David et moi embrayâmes à notre tour, puis Treddy joua les premières mesures de la mélodie.
Et Snoog commença à chanter. Rien qu'après le premier couplet, il y eut un instant de profond silence dans le public, avant que tous ne se mettent à chanter le refrain, avec une émotion qui me colla des frissons. Il ne fallait pas s'arrêter de jouer, surtout pas. Il fallait tenir face à cette vague qui s'était levée et nous portait, pour les accompagner.
On chante ici aujourd'hui
Dans le stade de Santiago du Chili
Mais hier on y tuait
Le sang coulait, les balles sifflaient
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda
Comment chanter la liberté
Quand la justice n'a pas parlé
Que les tyrans meurent dans leur lit
Sans que leurs crimes soient punis
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda
Que leurs serviteurs rient encore
Quand les femmes pleurent leurs morts
Un père, un fils, une fille, à jamais partis
Dans le silence et puis l'oubli
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda
Ton poète, Amanda,
Vers le ciel a tendu les bras
Face aux soldats, ses mains coupées
Il s'était levé pour chanter
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda
La mer calme de l'été
Laisse entendre la voix des suppliciés
Qu'ils soient morts noyés
Ou enterrés dans des charniers
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda
Mais le temps peut bien passer
Mais les vagues peuvent bien rouler
Sur le sable blond de San Felipe
Rien ne nous fera les oublier
Te recuerdo, Amanda !
Ton amour est mort là
Te recuerdo, Amanda...
Snoog fut incapable de chanter les refrains. C'était le public qui le faisait. Il termina la chanson, les larmes ruisselant sur son visage. Il avait eu l'occasion d'offrir des moments forts à notre public, de vivre de grandes émotions, de faire plaisir et cela le touchait toujours autant. Mais évoquer en ce lieu Victor Jara, qui était demeuré dans les mémoires de son peuple autant que le restait Pablo Neruda, le faire à l'endroit même où son corps avait été criblé de quarante-quatre balles après que les miliciens lui avaient coupé les doigts et écrasé les mains, c'était sans doute un des moments les plus intenses et les plus marquants de sa vie, il en était bien conscient. Et nous tous aussi.
Les spectateurs reprirent plusieurs fois le dernier refrain, nous les accompagnâmes encore. Je me demandai si Snoog allait être capable de poursuivre le concert. Il s'était retourné, dos au public. Il avait reposé le micro sur le support et, les yeux fermés, avait levé les bras, paumes grandes ouvertes. Comme Victor Jara autrefois.
Mon regard allait du public à Snoog et quand il rouvrit les yeux, fixant Lynn, je vis nettement se former un seul mot sur ses lèvres : Redemption. Quand nous avions préparé ce tour de chant, sachant qu'Amanda's Song serait un moment très fort sans que nous puissions seulement imaginer ce qu'il en serait vraiment, nous avions prévu de l'interpréter au moment du rappel. Celui-ci devait compter quatre chansons : Reviens !, Amanda's Song, No Man's Land et pour terminer, comme d'habitude, Redemption. Snoog pensait qu'il pourrait évoquer les martyrs irlandais pour faire la transition après Amanda's Song. Sauf qu'il fut incapable de donner plus.
Il finit par se retourner vers le public, alors que nous jouions toujours et que les spectateurs répétaient le refrain à l'envi. Il salua bien bas, une main sur le cœur. Ce fut à Lynn que revint la difficile décision d'interrompre la chanson. L'ovation qui suivit fut immense. Les applaudissements durèrent plusieurs minutes. Gordon pourrait sans doute le dire mieux que moi, mais il me sembla bien que les Chiliens venaient de battre le record en durée d'applaudissements des Ecossais après Mort Ghlinne Comhann.
Ally
Lorsqu'ils quittèrent la scène, après avoir longuement salué le public, les garçons étaient tous dans un état de grande émotion. Nous n'étions, hélas, que deux filles pour les serrer dans nos bras, mais ils y passèrent tour à tour. Gordon les réconforta aussi comme il le put. Snoog était sans doute le plus bouleversé, il était cependant parvenu à donner une très belle interprétation de Redemption. Jenna en était très émue aussi. Elle était un peu pâle, mais je ne comprendrais que quelques jours plus tard pourquoi.
Il nous fallut un bon moment pour les calmer et nous regagnâmes l'hôtel plus tard que d'habitude. Pour une fois, Snoog rentra avec nous et sans être accompagné. Cela en disait long sur son état d'esprit et tout ce qui l'agitait. S'il m'avait fallu encore une preuve de sa réelle personnalité, je l'aurais eue ce jour-là.
Le lendemain, la presse était dithyrambique. Sauf celle qui était proche de l'ancien dictateur. Et les retours sur les réseaux sociaux étaient nombreux. Déjà circulait la vidéo de la prestation des garçons... J'y jetai juste un œil, je préférais voir les images tournées par des professionnels ou par la presse, elles étaient de bien meilleure qualité, de même pour le son.
A certaines dates, le groupe et Gordon avaient prévu des enregistrements, dans l'optique de réaliser un album live à l'issue de la tournée. Ils envisageaient un enregistrement complet à Londres, à Wembley, où aurait lieu le dernier concert de la tournée. Mais ils voulaient aussi garder des traces des autres concerts et c'était la raison pour laquelle ils avaient fait enregistrer certaines prestations.
Et celle de Santiago du Chili en faisait partie.
**
A peine avions-nous refermé la porte de notre chambre que Stair se laissa tomber sur le lit. Il s'était assis, tête légèrement baissée, coudes posés sur les cuisses, les mains nouées. Je m'approchai de lui, je le sentais encore bien fébrile. Je pris sa tête contre ma poitrine, glissant les doigts dans ses cheveux légèrement humides : il s'était douché et changé dans la loge, avant de quitter le stade.
Il ouvrit les bras, m'attira plus contre lui. Je me glissai entre ses jambes et refermai mon étreinte autour de ses épaules. Je ne savais pas trop quoi dire ; son propre silence n'avait cependant rien d'inquiétant : je le sentais juste profondément bouleversé par le concert et la réaction du public. Moi-même et Jenna, ainsi que Gordon et Speedy qui étaient toujours avec nous en coulisses, avions été marqués. Lorsque les spectateurs s'étaient tous levés après que Snoog avait présenté la chanson Amanda's Song, nous étions restés figés sur nos sièges, incapables de bouger. Je me demandais encore comment les garçons étaient parvenus à jouer.
Stair bougea légèrement la tête, frotta son visage contre ma poitrine. Puis il murmura :
- Ca va, toi, baby ?
Je hochai la tête, soudain incapable de prononcer la moindre parole tant l'émotion me serra la gorge. Je finis par réussir à articuler :
- Ca va. Et toi ?
Il poussa un long soupir en réponse, puis dit :
- C'était tellement fort... J'aurais jamais cru qu'le public réagirait ainsi. J'ai eu l'impression qu'on n'arriverait pas interrompre la chanson. Chais pas comment Lynn a réussi à le faire, vraiment, chais pas... Et Snoog... Comment il a fait pour chanter ?
- Comme toi, dis-je. Comme toi tu as réussi à jouer. Comme vous tous vous êtes parvenus à offrir cette chanson au public. C'était le plus beau cadeau que vous pouviez faire...
- J'ai surtout l'impression que ce sont eux qui nous en ont fait un beau, dit-il en se redressant.
Son regard croisa alors le mien et pour la première fois, il n'était pas seulement doux.
Il était aussi fragile.
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