• Non, vous ne pouvez pas me laisser ainsi, m’esclamé-je en observant le vieux libraire fermer son recueil aux pages usées par le temps.
• Victor, mes yeux ont besoin de se reposer un instant, soupire-t-il.

Assis dans son grand fauteuil ourlé d'une étoffe de velours rouge, je l'écoute me raconter cette histoire depuis plus d'une heure. Il a su m’emporter dans cette épopée dès que j’ai entendu le nom du héros. Des Samy, il n’en court pas dans toutes les rues. Enfin moi, personnellement, je n’en connais qu’un et je l’ai laissé allongé dans l'alcôve du rez-de-chaussée, un bouquin à la main. Je suis étonné qu’il ne soit pas venu me rejoindre, piqué par la curiosité. À moins que de son côté, il ait été happé par son roman.

• Vous voulez que j'aille chercher un truc à boire ? proposé-je pour ainsi offrir une pause à mon lecteur.
• Non reste, me demande-t-il en me saisissant par la manche.

Dans les yeux du vieux bonhomme, je perçois comme une urgence, dans sa voix une supplique, dans son geste l'envie de me garder dans son giron. Le perroquet nous a rejoint depuis le départ de l'histoire et continue de répéter le prénom de mon dragon en variant les intonations. Après rien d'étonnant, le volatile a dû l'entendre si souvent au travers des mots du libraire.

• Vous êtes sûr que vous ne désirez pas un thé, un verre d’eau ou même un petit truc à grignoter ? insisté-je.
• Regarde sur la petite table dans le fond de la cabine se trouve une bouilloire, dans une boîte en fer un assortiment de thé et dans le panier des biscuits que ma femme a confectionné ce matin.
• Parfait, je m’occupe de tout.

J'ai l’impression d'avoir déjà vécu cette scène au début de mon aventure solo en vélo. Sur ma route entre Paris et La Rochelle, j’avais fait escale dans une librairie. Le propriétaire était tout aussi mystérieux que mon hôte du jour. Se pourrait-il qu’ils se connaissent ou même avoir un lien de parenté ? Je pose la théière sur le poêle en faïence et en profite pour jeter un coup d'œil par-dessus la balustrade. Mon regard est attiré par la paillasse vide. Samy a dû accompagner Ulysse pour qu’il se dégourdisse les pattes. Je suis étonné qu’il n'ai pas pris la peine de m'avertir. Quand j'aperçois le livre posé au sol, je m'interroge. Connaissant mon compagnon, ne pas prendre soin d’un ouvrage n'est pas dans ses habitudes.

La bouilloire émet un sifflement au moment où l’eau frissonne, attendant mes faveurs. Mes inquiétudes s'évaporent dans des brumes au délicat parfum de jasmin et vanille. J'attrape les deux tasses en porcelaine posées sur le guéridon pour verser l'élixir fumant et envoûtant. Au fond de la pièce, un raclement de gorge m’incite à activer le pas. La demande est similaire à un ordre. Le vieux monsieur aurait-il eu pour ancêtre le brave capitaine Jacques Pearl ?