Just Ain't Easy

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A même le trottoir, Caleb repensa au discours qu’Estéban avait tenu la veille. Tu dois faire ce qu’il faut pour survivre, avait-il dit. Il se releva et dépoussiéra son pantalon. Le calcul fut rapide et sans appel, les deux compères avaient quitté l’hôtel depuis plus d’une demi-heure, ils ne reviendraient pas. Lorsqu’il palpa ses poches, il s’aperçut qu’Estéban et Marcel avaient également filés avec ses cigarettes.

  • Et merde.

Il était en colère, contre ces deux baiseurs de système au rabais, contre Ella qui lui faisait traverser le pays, contre lui-même qui le faisait de son plein gré. Ces escrocs l’avaient allégé d’une cinquantaine de dollars qu’il dû débourser pour leurs chambres, et les petits déjeuner. Pour le coup, ils lui avaient bien craché à la gueule.

L’amertume arrosait son lendemain de fête. Furieux, il dévorait les kilomètres de bitume d’un pas saccadé et militaire. La douleur gangrénant ses muscles ne faisait qu’alimenter sa colère. Il maudissait ces deux brigands.

En milieu d’après-midi, Caleb s’écroula. Il massa ses jambes douloureuses, adossé contre un muret bordant une énième station essence. Toute la journée, il avait traversé une enfilade de villages, tous similairement différents. Il retrouvait les mêmes maisons, les mêmes commerces, les mêmes passants, dans une palette de teintes nuancées.

Plantés sur le bord de la route, les panneaux annonçaient la proximité de New-York. Caleb déplia sa carte sur le trottoir. Il chercha sa position dans les courbes vallonées sans l’y trouver. Le papier en lambeaux ne retraçait plus que très vaguement la côte Est dont on reconnaissait à peine les contours. Il la froissa pour la fourrer de nouveau dans son sac. Le petit mur de pierres froides apaisa la douleur qui, depuis son réveille, dévorait le crane de Caleb.

  • Vous ne pouvez pas rester là, grogna une voix au-dessus de lui.
  • Pardon ?
  • Vous devez partir, vous ne pouvez pas rester là. Ma clientèle n’aime pas ça.

Caleb leva les yeux sur le gérant de la station-service mécontent. Les mains sur les hanches, caché derrière une fine moustache, l’homme le fusillait du regard.

  • Je ne fais rien de mal, monsieur. Je suis simplement assis, je vais bientôt partir. Je me reposais quelques instants.
  • Vous dormiez, oui. Ça fait des heures que vous êtes là, allez, dégagez maintenant !

L’homme se fit soudain agressif et donna un coup de pied dans le sac de Caleb, espérant qu’il déguerpisse ainsi plus rapidement. Caleb se releva d’un bond, saisissant son bagage.

  • Non mais vous êtes fou ! Ne touchez pas à mes affaires !
  • Alors ne restez pas devant mon commerce, allez zoner ailleurs.
  • Le trottoir ne vous appartient pas !
  • Vous faites fuir mes clients. Partez, ou j’appelle la police !
  • Quels clients ? Personne n’a envie de s’arrêter dans votre bouge branlant qui pue la gnole et la pisse.

Le petit gérant s’étrangla de colère, sa figure s’empourpra. Il agrippa Caleb par le col de son t-shirt.

  • Bon, maintenant tu dégages, salopard !!
  • Mais lâchez-moi ! hurla Caleb, se dégageant de l’emprise de son assaillant.

Son cri interpella quelques passants qui, plus curieux qu’inquiets, s’arrêtèrent pour regarder la scène. Les messieurs chuchotaient aux oreilles des dames et inversement, fantasmant sur la cause du conflit. C’était un spectacle à regarder de loin, invitant l’assistance à pointer un doigt réprobateur sur les acteurs.

Caleb qui d’ordinaire se serait éclipsé, ne se débina pas. Il avait dégusté sa part d’humiliation pour la journée et ruminait encore l’affront du matin. Il se tint fier et droit devant le petit homme colérique qu’il venait de repousser, le défiant du regard. A tête reposée, Caleb se serait sentit idiot de lui tenir tête ainsi et de répondre à la bêtise par la bêtise. Mais c’était autre chose que la raison qui guidait Caleb à cet instant. L’amertume, sans compter la fatigue, l’encouragèrent dans ce comportement puéril et inconvenant.

  • Dégage ou j’appelle les flics, t’as compris ?
  • Et pourquoi on n’appellerait pas aussi ta mère ?

Avant que Caleb ne réalise l’infantilité de son sens de la répartie, le petit poing vengeur du gérant atterri au beau milieu de sa figure. Caleb chancela et se rattrapa au muret. Un liquide chaud et métallique s’écoula doucement de ses narines pour aller abreuver ses lèvres un peu plus basses. Des « oh » et des « ah » s’élevaient parmi la petite foule de voyeurs qui s’était regroupé, pourtant personne ne s’était interposé. Il n’y avait pas une âme pour venir défendre Caleb. Tous se contentaient d’observer, avec stupeur, dégout ou amusement.

  • Salaud… balbutia Caleb.

Une jeune femme immortalisait l’altercation depuis son téléphone portable, pour la postérité, ou les réseaux sociaux. Elle attendait fébrilement que l’agressé devienne l’agresseur et ne balance à son tour un coup de poing sur le nez de son opposant. Mais Caleb n’en fit rien. Il cracha rageusement le sang qui baignait dans sa bouche sur les mocassins du petit tenancier virulent.

  • J’en ai marre de cette ville de merde.

Sur cette note, il partit, vexé, tournant le dos au sourire narquois que lui lançait le gérant. Il essuya le sang sur son t-shirt, où le rouge se fondit timidement dans le noir. La blessure, superficielle, cachait un coup à l’ego douloureux et amer.

Caleb poursuivit sa route le pouce au vent. Le jour s’affaissait timidement sur le paysage. Ses chaussures mordaient rageusement la terre à chaque pas. Le cuir disparu sous la poudre grise et poussiéreuse soulevée sur son passage.

Le vide chassa bientôt la colère et Caleb se surprit à ne ressentir que l’absence d’Ella. Un manque à combler qui asséchait son cœur comme un désert dans lequel il errait. Désespéré, il y cherchait cette femme, oasis illusoire ne cessant de s’envoler un peu plus loin, portée par le vent. Son mirage chéri lui glissait entre les doigts, sable fin et volatile, paraissant toujours plus lointain.

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