Chapitre 24
Suite à cela, j'enterrai mon amour définitivement.
J'avais mis du temps, de l'émotion et des larmes dans ma sculpture pour Auroq – un petit pendentif, certainement ridicule, que je n'oserais peut-être jamais lui offrir – et cela m'avait apporté une sorte de paix fatiguée. Lorsque la nuit s'acheva, je me sentais purgée. Et vide.
En me séparant de Grenat, je lui dis de refuser ses sentiments pour de bon, de les enfouir tout au fond d'elle. Puisque rien n'en sortirait jamais, elle n'avait plus qu'à espérer qu'ils se fanent. Elle se rendit à la sagesse de mon conseil, les yeux pleins de larmes, sans se douter que j'allais devoir le suivre moi aussi.
Ainsi, le soleil finit par se lever, et avec lui un calme nouveau sur notre famille.
Auroq revint épuisé par sa nuit de labeur. Il se prosterna devant nous, implora notre pardon. Ma mère le lui accorda froidement. Je fis de même. Puis il s'agenouilla devant notre petit autel, en silence, pour demander celui de la Maison.
Mais je doutais fort de sa sincérité. Son visage avait la dureté de la pierre. Sans émotions, sans remords.
Il m'habilla sans mot dire. Je ne m'adressais à lui que par monosyllabes, ne le touchais pas plus que nécessaire. Je voulais me convaincre que nous étions au-delà de la dispute qui nous avait déchirés la veille. Au-delà, même, de tout débordement d'émotions ou de sentiments. Cette relation nous détruisait, l'un comme l'autre, et je devais cesser de l'alimenter. Je ne voulais pas qu'Auroq se change à nouveau en bête sauvage, qu'il effraie ma famille. Alors je ne montrais de moi que la surface lisse et le visage calme de la Dame, en tentant de me persuader que la précédente Picta n'était plus là. Que j'étais impassible également à l'intérieur.
Mais en vérité, chacun de ses gestes, de ses regards déchaînaient mille sensations en moi. Et lorsque ses mains me touchaient, elles allumaient des braises sous ma peau.
Je ne devais pas y penser. Je devais me reconcentrer sur mon projet de caste ; plus rien d'autre n'avait d'importance, désormais.
Il était temps de se jeter à l'eau. La nuit suivante, pour le meilleur ou le pire, tout commencerait.
Je prévins mes sœurs. Avant de quitter la tanière, je m'isolai avec elles et leur expliquai en détails ce que je planifiais. Elles n'en crurent pas leurs oreilles ; Pali me traita de folle. Alors je leur parlai de Dame Mangala, de Dame Agapi. Je rappelai à Pali sa façon de défier l'étiquette avec ses amies, leurs petits défis stupides. Mon projet, lui, n'avait rien d'un défi stupide. C'était une véritable étude. Et grâce au soutien des deux Dames, qui en prenaient sur elles la responsabilité, nous ne risquions pas de châtiments. Ne voulaient-elles pas vivre cette aventure avec moi ? Ne s'étaient-elles jamais posé de questions sur cet endroit mystérieux, dont nous ignorions presque tout, que j'avais l'occasion de découvrir ainsi ?
J'eus l'impression que mes arguments faisaient mouche, à la petite lueur intriguée qui s'était allumée dans les prunelles de Pali, mais je ne pouvais en être certaine.
Je dis bien à mes sœurs à quel point j'avais besoin d'elles. Puis je demandai à Pali d'en toucher un mot à Enejia et à d'autres filles de son entourage. Des filles curieuses, aventureuses, que l'idée de participer à cette étude séduirait. Des filles, surtout, qui étaient capables de garder un secret. Il fallait que nous puissions avoir pleine et entière confiance en elles.
– Je ne peux rien te promettre, dit finalement Pali. Ni pour moi, ni pour elles. Nous verrons qui viendra ce soir.
Je me sentis étrangement victorieuse.
Avant d'aller en classe d'apiculture, j'envoyai un message à Dame Agapi.
« Ce soir, neuvième étage, balcon Est, quatrième arche, à l'heure du merle. Si vous en avez envie. »
Je ne pus réprimer un sourire à l'idée que cela ressemblait fort à un rendez-vous galant. Et qu'elle me répondrait sans doute de la tutoyer, pour la énième fois.
Plus tard, alors que j'arrivais au fond du jardin Ouest, là où se trouvaient les ruches, je me permis un aparté avec Maya en attendant notre instructrice. Une fois de plus, je racontai tout. Curieusement, mon idée ne la choqua que quelques secondes. L'heure tardive du rendez-vous la perturbait davantage. Elle me répondit vertement que la nuit avait été créée pour nous permettre de dormir, et qu'il était hors de question qu'elle piétine son précieux sommeil pour mes beaux yeux (qui entre parenthèses n'étaient pas si beaux que cela).
Mais je ne m'inquiétais guère. C'était Maya. Je savais qu'elle viendrait. Elle se lamenterait, râlerait, tempêterait, mais elle viendrait.
Parler de mon projet devenait de plus en plus mécanique. Chaque fois que j'en touchais un mot à une personne supplémentaire, il perdait de sa nébulosité. Il devenait concret ; il se précisait, gagnait en consistance. Plus je parlais, plus mes doutes s'effilochaient. J'allais le faire. Nous allions le faire.
Peut-être me dirigeai-je droit dans un mur. Au moins allais-je quelque part.
Les dés étaient jetés.
***
L'heure du merle advint enfin, et avec elle, le moment de rejoindre notre point de rendez-vous. Je m'extirpai délicatement de mon hamac, laissant Auroq derrière moi. Il dormait profondément.
Je ne voulais pas qu'il vienne. Pas encore, pas la première fois. Si tout cela se terminait en échec cuisant, je voulais au moins qu'il n'y soit pas mêlé.
Après avoir enfilé un nagajuban blanc et sobre, je retrouvai Grenat au salon. Elle m'attendait, vêtue comme moi, l'air terriblement angoissé.
Pali ? articulai-je sans bruit.
Elle secoua la tête. Je ne fus guère surprise. L'endroit où nous allions n'était pas fait pour notre caste, et notre sœur n'avait certainement pas envie de s'y salir. Mais j'avais tout de même piqué sa curiosité. Peut-être nous accompagnerait-elle une autre fois ; je l'espérais.
Nous quittâmes la tanière et traversâmes les corridors en direction du balcon Est. Les planchers cirés grinçaient doucement sous nos pas. Je n'avais pas mis mes getas ; la sensation du vieux bois sous mes pieds nus me donnait l'impression d'être libre. À cette heure, la majorité des familles dormaient. Seules quelques lueurs de bougies luisaient encore derrière certains rideaux de perles. Je n'avais jamais arpenté la Maison aussi tard. Le calme était à peine croyable ; seuls les chants des merles et des rossignols entraient par les ogives des fenêtres, ainsi que les papillons de nuit qui s'agitaient follement autour des lampes au plafond.
Lorsqu'une grande ombre noire surgit devant nous, je faillis hurler de terreur. Un Ours ! Je crus aussitôt qu'il s'agissait d'Auroq... Mais non. Celui-ci portait une outre d'huile et plusieurs lampes vides à la main. Il était âgé, massif et sentait la fumée. Sitôt que nos regards se croisèrent, il se prosterna sur le sol en balbutiant des excuses.
– Mes Dames... Pardonnez-moi d'avoir levé les yeux sur vous... Je ne vous avais pas vues. Je vous supplie de me pardonner pour cet outrage...
Paniquée, j'eus le réflexe de me pencher vers lui pour lui toucher le front et l'assurer de mon pardon, comme je le faisais avec nos Ours. Mais son rang n'avait rien à voir avec le leur, et je me souvins trop tard que je ne devais pas le toucher. Il recula sur les genoux, terrifié, avant de presser son front par terre et de répéter des excuses. Le cœur battant la chamade, je le contournai sur la pointe des pieds. Grenat me suivit, les yeux écarquillés, et nous poursuivîmes notre chemin.
Annotations
Versions