24.2
Yoo ! Deuxième épisode du jour :D
On touche doucement à la fin de cette partie, alors profitez bien de la petite Picta de 18 ans...
Bon dimanche, tout le monde !
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Je savais que la nuit, la Maison était occupée par les serviteurs adultes, ceux qui avaient perdu tout lien avec leur Dame. Ils changeaient les lampes, frottaient les planchers, ciraient les rampes des escaliers, vidaient nos pots de chambre. Ils appartenaient à l'ombre, là où mon peuple vivait dans la lumière.
Je le savais, mais je ne l'avais jamais vu de mes yeux.
Nous croisâmes un deuxième Ours, puis trois, puis d'autres encore. Ils travaillaient seuls ou en petits groupes, efficaces, économes de leurs mouvements, dans le silence ou les chuchotis. Parfois, un rire très bas leur échappaient, ou des jurons. Mais nous ne parvenions jamais à rester invisibles bien longtemps. Ils finissaient toujours par nous apercevoir, et alors nous ne voyions plus d'eux que leur nuque et leur dos puissant lorsqu'ils se prosternaient. Tous avaient dépassé l'âge d'Auroq, et cela m'effrayait un peu. Nous ne rencontrions d'Ours aussi âgés que lors des migrations. Hormis en ces jours de liesse, nos castes opposées ne se côtoyaient pas ; il leur était interdit de nous toucher, et même leurs regards ne devaient pas nous souiller.
À l'idée de ce que nous allions faire, un étrange mélange de nervosité et d'excitation me hérissait les bras.
En arrivant enfin sur le balcon Est, je comptai les arches jusqu'à la quatrième. Le ciel étoilé déployait des lacis d'argent scintillant au-dessus de nos têtes. Mon angoisse empira. Je ne voyais personne encore ; je craignis alors que Dame Agapi ait refusé mon invitation, que Maya n'ait pas cédé à la curiosité, que personne ne soit là. Certes, j'aurais toujours Grenat à mes côtés, mais avec ses peurs, elle était comme un reflet de moi-même, en pire. Je ne voulais pas que ses craintes me contaminent.
Puis j'entendis des chuchotis.
Dans l'ombre de la quatrième arche, une petite lampe à pétrole brûlait. Sa lueur changeante nimbait trois visages, trois habits de soie blanche. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine.
Maya nous aperçut la première. Elle leva une main et me salua à sa façon familière.
– Voilà la cheffe ! chuchota-t-elle.
La cheffe. Ce simple mot me donna envie de rentrer sous terre. Il y avait là deux autres filles en plus de mon amie. D'où sortaient-elles donc ? Je reconnus alors l'expression malicieuse d'Enejia et fus heureuse de sa présence. Le visage de la seconde me sembla familier.
– T'as vu ? fit Maya quand nous arrivâmes à leur hauteur. On t'a ramené du monde.
Elle me mit une grande tape virile sur l'épaule, une de ces manières d'Ours qui lui donnait si mauvaise réputation. Grenat et moi nous inclinâmes devant les autres filles, qui nous imitèrent. Comme nous, elles étaient vêtues de nemaki ou de nagajuban, ce qui était d'ordinaire inconvenant en public. Mais là où nous allions, des obis et des kimonos n'auraient fait que nous gêner. La fille qui m'était vaguement familière semblait nerveuse. Quand elle s'agenouilla devant moi et se prosterna très bas, je me figeai.
– Relève-toi, bredouillai-je sans en croire mes yeux. Pourquoi t'inclines-tu ainsi ?
C'était une posture de pardon et de supplication, réservée d'ordinaire aux serviteurs.
– Picta, je te supplie de me pardonner, chuchota-t-elle. Je suis Ingenua... Lors de la soirée d'échecs organisée par Pali et toi... Cela s'est si mal terminé... et tout était ma faute.
Alors je la reconnus. C'était la fille au kimono rouge, ce soir-là. Celle qui connaissait Nasti et qui l'avait, selon toute vraisemblance, menée à nous. Elle leva les yeux vers moi ; ils étaient verts d'eau et emplis de larmes.
– La culpabilité ne m'a pas quittée un seul instant depuis ce jour-là. (Son regard s'attarda sur mes mains peintes de motifs en dentelle.) C'est à cause de moi si tu as été punie ainsi, alors même que tu n'as que dix-huit ans. Maya également. Et toutes les filles qui étaient avec nous ce soir-là... (Elle plaqua son front contre le sol.) Ma honte est immense. Je vous supplie de me pardonner !
– Calme-toi, dis-je doucement, atterrée. Que s'est-il passé ce soir-là avec Nasti ?
– Je l'ai croisée en allant aux cabinets d'aisance, près des quartiers d'été. Je l'ai... Je l'ai invitée à nous rejoindre avec son Ours, si cela l'intéressait. (Sa voix se noua.) Elle a décliné poliment. Je ne pensais pas qu'elle allait me suivre... Qu'elle allait nous dénoncer ainsi, et faire autant de mal à ton Ours. Par ma faute, il a pris neuf coups de fouet !
– Tu pouvais pas savoir que cette fille n'est qu'une vipère, se moqua Maya. Après tout, c'est pas marqué sur sa figure, hein ?
C'était de l'ironie, bien sûr, car pour Maya et moi, il était évident de quel bois était fait Nasti. Mais je réalisai que les autres filles, les filles ordinaires, ne le savaient pas. Elles n'avaient jamais subi ses mesquineries de plein fouet, n'en avaient jamais été témoin. Par son sérieux, son éducation et tous ses talents, Nasti représentait pour elles le modèle de notre génération.
– Je vous supplie de me pardonner, répéta Ingenua. Pour le mal que j'ai pu vous faire à toutes. Picta, je suis ton obligée. Je serai heureuse de prendre part à ton étude sur les Ours et les Dames.
– Relève-toi, Ingenua, soufflai-je. Tu es pardonnée... Tu n'as pas besoin de te forcer à faire quoi que ce soit pour moi...
Elle se redressa délicatement, le visage déterminé.
– Je ne me force pas. Je viens avec toi, la décision est déjà prise. Je suis très intriguée par ton projet de caste.
– Pali nous en a parlé, intervint Enejia. Je l'ai trouvé... relativement extraordinaire. Je sais, cela ne se dit pas, mais je ne peux te faire pareil compliment sans le nuancer un peu. (Elle me toisa de haut en bas, comme à son habitude, mais ce geste désagréable ne me paraissait plus si hautain.) Je n'ai pas le choix : si quelque chose de si révolutionnaire a réellement lieu dans la Maison, je ne peux pas passer outre. Comprends-moi bien, Picta. Il faut que je fasse partie de votre équipe !
De votre équipe. C'était la première fois que je vivais quelque chose de semblable. L'enthousiasme d'Enejia me soulevait le cœur, d'allégresse et d'angoisse mêlées.
Puis un son de grelots et de pas pressés attira notre attention. Nous nous retournâmes en même temps, pour découvrir Dame Agapi qui arrivait sur le balcon.
J'en eus le souffle coupé. Elle était vêtue d'un sublime kimono de satin jaune qui chatoyait dans l'éclat des lampes, assorti de l'obi en fils d'or et de multiples bijoux. Pieds nus, elle tenait une paire de getas luxueuses à la main. Une gigantesque coiffe cérémonielle auréolait son front. Je ne l'avais jamais vue ainsi, et cela n'était pas l'habit d'une messagère en service. Elle devait avoir siégé au Conseil ; elle venait peut-être directement du premier étage, même à cette heure nocturne. Son élégance et sa grâce me submergèrent.
– Honorable Dame Agapi, soufflai-je, bouche bée, en m'inclinant très bas. Vous nous faites l'honneur de nous rejoindre...
Dans un bruissement de soie blanche, ma sœur et mes camarades s'inclinèrent de même.
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