27.5
Les voix se rapprochaient, accompagnées des sons secs et assourdis de getas qui frappaient le plancher.
– À l’heure blanche, dit la première voix. C’est ce que veut l'honorable Dame Akari.
– Il nous faudra des renforts. Certaines de ces poutres nécessiteront six Ours au moins.
– Nous en réquisitionnerons trente, ils se relaieront. Tout cela doit être descendu d'ici trois jours.
Des menuisières. Ici, à cette heure ! L’adrénaline me submergea quand je compris qu’avec mon pelage clair, j’étais immanquable. D’ici une seconde, je serais repérée. Déjà, deux silhouettes indistinctes émergeaient au loin, escortées de la lueur d’une lampe. Emplie d'effroi, j'éteignis la nôtre en tournant la molette ; puis Auroq referma ses bras sur moi, m’engloutit contre lui et tenta de me cacher dans les ténèbres de son pelage. Nos cœurs battaient à grands coups l'un contre l'autre.
Mais cette pauvre stratégie ne fonctionna pas.
– Qu’est-ce que… fit la première voix.
Les deux silhouettes s’immobilisèrent.
– Un… Que fait un Ours ici ?
Nous étions perdus. Comment justifier notre présence ? Quelle serait notre punition pour avoir pénétré en ce lieu interdit ? Ma famille serait encore couverte de honte si cela s'apprenait. L'angoisse me fit haleter ; cramponnés l’un à l’autre, nous cherchâmes une échappatoire en abandonnant toute tentative de discrétion. L'issue par laquelle nous étions entrés se trouvait bien trop loin. Nous étions coincés.
– Je crois qu’ils sont deux. (La voix enfla et les getas martelèrent le plancher lorsqu’elles marchèrent droit vers nous.) Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entrés ?
– Déclinez immédiatement vos noms, étage et quartier de résidence ! Cet endroit est fermé au public. Vous serez châtiés pour cette intrusion !
– Merde, on est faits comme des rats, fit la voix grave d’Auroq contre moi.
Mais elles étaient encore loin. Une idée me vint soudain ; nous avions peut-être une chance.
– Derrière, soufflai-je. La fenêtre. La sortie.
Il y avait peut-être un monte-charge, un escalier, quelque chose que nous n’avions pas vu. À quoi aurait servi une plateforme seule dans le vide ? Elle débouchait forcément sur quelque chose.
Auroq réagit au quart de tour. Il m’attrapa à bras le corps, recula d’un bond et se précipita vers l’ouverture.
– Non ! réagit l’une des voix derrière nous. Pas là-bas ! Restez ici, cela peut être dangereux !
La pluie battante nous gifla de plein fouet. Accrochée au cou d’Auroq, je cherchai autour de nous, dans le vide. À notre droite, de grosses cordes claquaient contre la façade dans des bruits métalliques que je ne compris pas.
– Des poulies, fit Auroq.
Nous levâmes la tête en même temps. Un mètre au-dessus de nous se trouvait fixé un système complexe de poulies. C’était de là que venaient les cordes. Ce palan indiquait forcément un ascenseur ou un monte-charge ! Je cherchai désespérément un plateau de bois, quelque chose qui nous aurait permis de descendre, mais il n’y avait rien. Rien que des câbles.
Derrière nous, les Dames se rapprochaient.
– Que faites-vous ? Il n’y a pas d’issue. Restez là où vous êtes. Donnez-nous vos noms, étage et…
– Pas le choix, jeta Auroq. Accroche-toi.
Quand je sentis ses muscles se tendre contre moi, je compris ce qu’il allait faire.
– Non ! hurlai-je. Non, ne…
Trop tard. Il bondit dans le vide et, d’une main, se rattrapa à l’un des câbles. Les poulies gémirent et se mirent à dévider la corde à plein régime. Dans un sifflement puissant, nous chutâmes droit vers le sol.
De toute ma vie, je ne m’étais jamais cramponnée si fort à lui.
La corde commença à nous faire tournoyer ; nous heurtâmes la Maison dans des à-coups violents, aveuglés par les giclées de pluie torrentielle. Auroq frappait le mur à coups de pied, tentant de nous stabiliser.
– Nous allons mourir ! lui criai-je dans l’oreille. Tu es fou !
– La folie, d’après vous, c’est le seul génie des Ours, beugla-t-il en réponse. Alors profite de mon génie, petite taupe !
Il éclata d’un grand rire dément qui se mêla au chuintement des câbles. Son cœur battait si fort, tout près du mien, que je le sentais résonner dans mes côtes. Terrifiée, j’enfouis le visage contre son torse pour ne pas voir le vide autour de nous. Le monte-charge aboutissait forcément sur un jardin, une terrasse ou une esplanade – nous allions nous y écraser, ce n’était qu’une question de temps.
– Je crois qu’il va jusqu’en bas ! cria Auroq qui avait suivi le même cheminement de pensées. Regarde – oh, merde, fais gaffe !
Il me serra fort contre lui et nous recroquevilla autour du câble, roulés en boule l’un dans l’autre. Un choc nous fit osciller et je l’entendis pousser un grognement de douleur.
– Regarde ! reprit-il un instant plus tard. Tout est prévu ! Il traverse les jardins !
Je levai la tête pour suivre son regard. Au-dessus de nous s’éloignaient les gigantesques arc-boutants, les étais et les contreforts qui soutenaient le poids énorme d’une terrasse de la Maison. Une petite percée rectangulaire s’ouvrait dans ce plancher monstrueux : la brèche que nous venions de traverser. Elle s’éloigna à toute vitesse, comme aspirée par l’altitude, et Auroq replia vite son grand corps pour passer sans dommage à travers l’étage suivant.
Notre vitesse s’intensifia encore ; il me semblait que chaque niveau bondissait droit vers nous, prêt à nous concasser entre ses parterres fleuris et ses arbustes. Le vent sifflait et rugissait, la pluie martelait le bois de la Maison avec rage et formait des rigoles qui dégringolaient le long de la façade. Toute ma vision était floue. Quand la bise se chargea d’effluves de résine et de pin, je compris que nous venions de passer le soixante-dix-septième étage. La sapinière était passée si vite que je n’en avais rien vu.
– On va s’écraser en bas !
Auroq ne répondit pas, concentré sur notre équilibre précaire.
Les étages suivants passèrent très vite, en flashs sombres pleins de senteurs : l’odeur du bois chaud mouillé par la pluie, celle des rosiers, du chèvrefeuille, de la terre des potagers fraîchement retournés. Je n’avais jamais rien vécu de si étourdissant ; pourtant, plus nous accélérions, plus je me sentais lente et suspendue, comme si mon esprit tournait au ralenti. Auroq et moi étions comme hors du monde. Il me sembla que je n’avais jamais ressenti sa chaleur, sa chair contre la mienne, son bras serré autour de moi avec tant d’intensité.
– Je vais nous freiner ! me cria-t-il au bout d’un temps impossible à estimer.
Certaine qu’il allait se blesser, je plongeai les yeux vers le bas. Ce que j'y vis me fit sauter un battement de cœur.
Il n’y avait plus d’étages. Plus de jardins.
Ne restait plus que la terre ferme, la prairie qui venait mourir au pied de la Maison.
– Accroche-toi, m’ordonna Auroq. Je vais te lâcher !
– Quoi ? Non, attends, ne…
Trop tard. D’un coup, il abandonna ma taille. Je resserrai mes bras et mes cuisses autour de lui, terrifiée à l’idée de tomber. À cet instant, je le sentis faire un grand geste. Il venait d’attraper l’autre câble : le garant, celui qui faisait contrepoids au nôtre.
Ses muscles se contractèrent alors qu’il le comprimait de toutes ses forces. Un affreux bruit de frottement s’éleva de sa main : la corde fusait entre ses doigts sans qu’il parvienne à la stopper. Il y eut un à-coup violent, puis un autre, et nous commençâmes à ralentir. Écartelé entre les deux câbles, Auroq serrait les dents à s’en faire éclater l’émail. Une traînée de sang s’échappa de son poing et se mit à couler le long de son bras. Le câble ressortait teinté de rouge.
Et pendant ce temps, la terre ferme se rapprochait très vite.
Trop vite.
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