Chapitre 29
- T r o i s i è m e p a r t i e -
ÉTÉ
Auroq, 40 ans
Ce fut l’odeur de Picta qui me réveilla.
Aussi sucrée qu’un fruit, riche comme l’arôme du chèvrefeuille, toutes ces choses qui avaient jadis fait partie de ma vie. Je la sentis se glisser entre mes bras, très doucement, pour ne pas me réveiller. Je n’ouvris pas les paupières. Pas encore. Je voulais d’abord savourer son contact, ses formes rondes qui se pressaient contre moi, son souffle chaud dans mon cou. Une vague de désir m'envahit aussitôt. Quand ses pieds froids me touchèrent, je sursautai.
– Pardon, murmura-t-elle. Je ne voulais pas te réveiller. Je suis frigorifiée…
Alors je l’enrobai dans ma chaleur et plongeai le museau dans son cou. Un soupir ténu lui échappa ; elle noua ses bras derrière ma nuque. Nous restâmes ainsi enlacés un long moment. Puis, sans pouvoir m’en empêcher, je fis glisser mes mains abîmées le long de son dos, câlinai le creux de ses reins, puis m’aventurai sur ses fesses. Elle se cambra pour m’offrir son corps. Chaque fois, ce geste-là me rendait fou. Déjà ivre d’elle, je caressai ses cuisses, avant de remonter vers son ventre. Je ne pouvais m’arrêter de la toucher, de parcourir son pelage ras et lisse, sa peau si douce, si chaude. Je n’avais jamais rien cajolé de si tendre, de si exquis que les formes de ma Picta. Quand je la fis rouler sur le dos, nous avions déjà le souffle court.
– Il faut que j’y retourne, chuchota-t-elle contre moi.
– Attends un peu, gémis-je en lui mordillant le cou. Juste un peu…
– Auroq, je dois filer, personne ne doit me trouver ici. Et toi aussi, tu es attendu…
Je la serrai très fort contre moi, espérant voler quelques secondes de plus.
– Tu m’étouffes ! se plaignit-elle en riant.
– Reviens vite. Tu es ce que j’ai de plus précieux.
– Si je meurs asphyxiée, tu n’auras plus qu’un précieux cadavre.
Je la laissai aller, sans ouvrir les paupières. Je n’en avais plus envie. Je détestais la voir partir.
– Où est-ce que tu vas ? demandai-je. Qu’est-ce que tu vas faire ?
Je me sentis soudain mal à l’aise, sans comprendre pourquoi. Pourquoi avais-je posé cette question ? Je savais bien où elle allait. Elle allait à la Maison, pour… pour quoi, déjà ?
– Ça, ça n’appartient qu’à moi, dit-elle avec mépris. Tu m’as déjà pris dix ans de ma vie. Le reste me regarde.
Douche froide. Ce n’était plus la voix de Picta. C’était la mienne qui sortait de sa bouche. J’ouvris les yeux : elle me toisait, en appui sur sa jambe valide, avec deux gouffres vermeils en guise d’yeux. Pas de visage. Ses traits étaient brouillés, flous comme un mauvais rêve.
Cette vision me réveilla pour de bon.
Je repris mon souffle un long moment, les yeux fixés sur le plafond humide de la grotte. Le chuchotis de la cascade, les échos des gouttes qui tombaient une à une sur la roche, la paillasse dure et rêche qui me faisait office de lit… tout ce qui était mon quotidien me revint aussitôt à la gueule. Autour de moi planaient les effluves de terre et de vase, l’air vicié de la mine. Je portai la main à mon pendentif et le serrai très fort.
L’odeur de Picta s’était évanouie.
Je tentai de la retenir, forçant sur ma mémoire pour la garder en moi, en vain. Cela faisait bien longtemps que j’en étais incapable. L’effluve avait survécu quelques années dans ma tête, plus effacée à chaque fois, comme si je l’usais à la force de l’esprit. Et j’avais fini par l’oublier pour de bon. À présent, seuls mes rêves parvenaient à la rappeler à mes narines. Parfois.
Mais même eux n’arrivaient plus à reconstituer le visage de Picta. De lui, il ne me restait plus rien, à part ces yeux que je savais pourpres comme les miens. Et encore. L’avaient-ils vraiment été ?
Presque quinze ans après ma fuite, je n’en étais même plus certain. Le temps triomphait de tout.
De tout, sauf peut-être des émotions qui se soulevaient en moi chaque fois que je pensais à elle. Ma petite Renarde qui n’avait plus de visage.
En grognant, je repoussai ma couverture en peau de cerf. J’étais poisseux de sueur et d’autre chose aussi. Comme presque chaque matin, j’attrapai mon vieux seau et me traînai vers la cascade. Le bassin peu profond, creusé à même la roche, chuchotait dans le silence en projetant des reflets lumineux sur le plafond. Je serrai les dents en entrant dans l'eau glaciale.
– Auroq ! lança une voix forte à l’entrée de la caverne.
Sperar. L’enfoiré était en avance.
– Oh, parfait, t’es déjà levé.
Je ne pris pas la peine de répondre et me versai un seau sur la tête. Je grelottais, mais j’avais besoin de me débarrasser des restes de ma nuit. Ici, pas de savon, ni de linge pour se sécher : personne ne se lavait, sauf en cas de force majeure. Mais la Maison m’avait trop bien formaté. Je n’avais plus jamais réussi à me passer de douche.
– T’as l’air d’mauvais poil, pour changer, commenta mon cadet d’un ton sarcastique. (Je l’entendis renifler.) P’tain, ça sent encore la luxure ici ! C’est fou, ça. Moi aussi j’veux faire des rêves comme ça.
– Non, grognai-je sans me retourner vers lui. Crois-moi, tu ne veux pas.
– Ah ouais ? C’est encore ta Renarde, hein ?
Je ne répondis rien. J’aimais beaucoup Sperar, mais parler de cela avec lui était au-dessus de mes forces. La première année, j’avais cru que ces rêves disparaîtraient vite. Que le temps les effacerait, comme le reste. Mais cinq ans avaient passé, puis dix. Puis quinze. Dorénavant, j’y avais droit presque toutes les nuits. Cela empirait.
« Tu m’as déjà pris dix ans de ma vie. Le reste me regarde. »
Comment avais-je pu dire une chose si cruelle à Picta ?
« Tu es ce que j’ai de plus précieux. » Voilà ce que j’aurais dû dire à la place. Voilà ce dont j’aurais dû me rendre compte avant, avant d’être ce paria de quarante ans qui vivait à moitié dans le passé et à moitié dans un futur incertain.
Quand je repensais à celui que j’étais alors, je rêvais de retourner dans le passé et de lui coller une paire de baffes. Je ne voyais de lui qu’un abruti, un jeune idiot qui refusait d’admettre ce qu’il ressentait. Fier comme un paon, souvent blessant. Odieux.
– Bon, s’impatienta la voix éraillée de Sperar derrière moi. Ça y est, la Renarde a fini de s’faire belle ? Fallait m’dire de v’nir plus tard, hein !
– Ça va, j’arrive.
Du temps où je servais dans la Maison, j’avais entendu « bête comme un Ours », « fainéant comme un Ours », et d’autres expressions du même genre ; à l’inverse, dans la mine, on disait « coquet comme une Renarde », « maigre comme une Renarde », « rusé comme une Renarde »…
Parmi ceux qui raillaient ainsi, bien peu avaient vu une Dame dans leur vie.
Je rejoignis Sperar. Il avait trois ans de moins que moi, mais lorsque nous nous tenions ainsi côte à côte, nous étions le reflet l’un de l’autre. Seules nos cicatrices nous différenciaient, ainsi que le matériel de foreur qu’il portait à sa grosse ceinture de cuir. Sperar était l’un de mes frères. Le seul qui ne m’avait pas renié.
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