29.2

6 minutes de lecture

Quinze ans auparavant, quand j’avais fui la Maison, j’avais marché de longues semaines, seul dans cette nature immense dont je ne savais presque rien. J’avais longé les champs de tourbe qui s’étendaient à perte de vue en direction du sud, puis les cultures de mûriers qui foisonnaient côté est ; j’avais traversé l’immense forêt de l’ouest et découvert les Ours bûcherons, ainsi que les escadrons de chasseurs qui y menaient une vie rude et sauvage – des êtres étranges qui n’étaient ni des Ours, ni des Renardes. J’avais arpenté la plaine jusqu’aux montagnes lointaines et suivi les quatre points cardinaux les uns après les autres.

Ma longue marche m’avait laissé amaigri, épuisé, presque mort. J’étais incapable de vivre seul à l’extérieur. Je ne savais ni chasser, ni trouver de l’eau, ni me construire d’abri, et pouvais difficilement entrer en contact avec mes semblables, à moins de tromper la vigilance des maîtres d’œuvre et des intendants qui les surveillaient.

Quel que fût l’endroit, je n’y restais jamais plus de quelques jours. Cette liberté pour laquelle je m’étais battu si fort, à laquelle j’avais rêvé pendant dix ans, avait un goût amer auquel je ne m'attendais pas. Celui de la solitude. Pour la première fois de ma vie, j’étais complètement seul. Rien ni personne ne m’attendait derrière l’horizon. Rien, hormis d’autres plaines, d’autres forêts, d’autres montagnes, et parfois des lacs à l’eau scintillante, mais cela ne m’intéressait pas. Tout ce qui pensait, tout ce qui était habité n’existait que pour servir la Maison. Tout se centralisait autour d’elle. Le reste n’était que nature sauvage et inhospitalière.

J’avais erré longtemps, mangeant ce que je trouvais, volant ce que je pouvais, m’intoxiquant avec certaines plantes que je ne savais pas reconnaître. Essayant d’oublier la Maison. D’oublier Picta et sa famille. Je refusais d’admettre que tout cela me manquait. Qu’elles me manquaient.

Je n’avais ni but, ni réelle volonté de rester en vie.

Las de me sentir si vide, j’avais fini par diriger mes pas au nord-ouest. Vers la mine. C’était mon enfance qui se trouvait là-bas, une enfance dure et rigoureuse, mais pleine de bagarres, de jeux et de souvenirs. Pourtant, une fois parvenu à l’entrée du puits, j’avais dû me forcer pour réussir à y pénétrer. Tout m’oppressait. L’obscurité et l’étroitesse des tunnels, les tonnes de terre, le silence de mort qui régnait sous la surface, tout cela m’écrasait. Mais je l’avais fait. Comme des fantômes, mes vieux réflexes d’enfance m’étaient revenus. Ceux qui me forçaient à respirer lentement, à cacher ma panique, à la minimiser, puisqu’un vrai Ours ne montrait jamais sa peur, ne pleurait pas, ne s’enfuyait pas.

J’avais retrouvé le chemin vers notre terrier. Mon esprit l’avait oublié depuis longtemps, mais mes pieds s’en souvenaient encore. Ils m’avaient guidé vers mon père et mes frères. Je n’en avais plus que trois, puisque Timor avait disparu jadis dans les entrailles de la Maison.

À quoi m’étais-je attendu ? À ce que mon père accueille à bras ouverts son fils disparu ? À ce que nous fomentions ensemble une révolte contre la Maison ? Secrètement, c’était ce dont je rêvais. Jeune imbécile.

Lorsque mon père m’avait vu, il s’était levé et avait cligné des yeux comme si j’étais une projection de son esprit. Il avait vieilli, mais le revoir m'avait réchauffé le cœur. Je pensais le haïr à cause de ses mensonges, ou parce qu’il n’avait jamais été que mon père adoptif, mais il n’en était rien. Je l’aimais toujours aussi fort. Peut-être même davantage, à présent qu’il avait le museau grisonnant. Je voulais reprendre ma place de fils. Je voulais le protéger, œuvrer pour changer les choses…

« Qu’est-ce que tu fais ici ? » avait-il demandé.

Pas de bonjour. Pas de « fiston ». Juste cette question, tombée comme une pierre entre nous.

« Je me suis enfui. »

« Tu as quitté les Renardes ? »

« Oui, j’ai quitté les Dames. On dit Dame, là-bas, p’pa. Pas Renardes. »

Mon père avait marché vers moi, les yeux terribles, et levé la main comme pour me gifler. Je m’étais recroquevillé. Soudain, j’avais dix ans et non plus vingt-cinq.

« Imbécile ! Les intendants me l'ont dit... Mais je n'ai pas voulu les croire ! Tu as été vendu ! Tu dois encore des années de travail aux Renardes. C’est ta vie entière qu’elles ont achetée ! Où est ton frère ? »

« Toujours là-bas, je crois. Je ne l’ai pas vu depuis dix ans. »

« Timor est un fils honorable, lui ! Prends donc exemple ! Retourne à la Maison et supplie les Renardes de te reprendre. »

J’avais refusé. Alors mon père m’avait frappé.

« Ne remets plus les pieds ici », avait-il dit dans un souffle furieux. « Plus jamais, tu m’entends ? Tu n’es plus mon fils. Les intendants sont déjà venus une fois ; s’ils reviennent te chercher, je ne veux pas qu’ils te trouvent là. Tu es un fuyard, un déserteur. Je ne donne pas asile aux traîtres. »

Derrière lui, quatre gamins m'avaient fixé, choqués, la bouche ouverte. De nouveaux fils à biberonner, âgés de cinq ans à peine. Et encore derrière, mes frères m'avaient regardé sans mot dire. Comme moi, ils avaient grandi et forci. Je ne les reconnaissais plus. Je ne reconnaissais plus rien. Tout ce qui m’entourait me semblait froid et étranger.

« Je n’ai jamais été ton fils », avais-je beuglé par défi, par douleur. « Tu n’es pas mon père ! Tu nous as menti pendant des années, tu n’es qu’un éleveur, un serviteur des Dames, juste bon à engraisser leurs rejetons ! Regarde-toi, avec ta nouvelle portée de gosses… C’est toi le traître, le menteur ! »

Débordant de haine, j’avais quitté les lieux.

Jamais je n’étais retourné les voir. Un mal terrible me rongeait les tripes alors que j’errais dans les tunnels, un mélange de fureur et de chagrin. La sensation de n’avoir plus ma place nulle part. Les foreurs me toisaient, me bousculaient, me suivaient de leurs regards torves. Ils sentaient bien que je n’étais pas d’ici. Je n’appartenais plus à la mine depuis longtemps, mais je ne voulais pas non plus appartenir à la Maison.

Le sort m’avait donné deux familles et j’avais trahi les deux.

Sans mon frère Sperar, je serais sans doute reparti. Reparti errer dans la plaine sans fin, ou peut-être au-delà des montagnes – vers ces ruines antiques dont les chasseurs parlaient souvent, où ils cherchaient de l’or et des pierres précieuses pour la Maison. Mais Sperar m’avait suivi. Il avait passé outre le veto paternel et m’avait retrouvé avant que je ne sorte de la mine. Il ne me méprisait pas ; ma différence l’effrayait un peu, c’était tout. Il ne connaissait pas la Maison, et pour lui comme pour moi, l’honneur n’était qu’un grand mot qui servait à briller dans la bouche de notre père. Non, il ne me méprisait pas. Il voulait comprendre.

Cette nuit-là, nous avions beaucoup parlé.

Je lui avais raconté les dix ans qui s’étaient écoulés dans la Maison. Je lui avais dépeint les entresols, les intendants et leurs fouets, tous les fruits exquis et les jardins somptueux qu’il ne pouvait qu’imaginer, les kimonos et les étoffes de soie. Et les Dames. Surtout les Dames. Il avait fait de même pour la mine, mais il n’avait pas grand-chose à dire. Ici, tout restait figé. Rien n’évoluait vraiment.

À l’aube, nous étions sortis du puits pour voir naître le soleil à l’horizon. Nous n’avions pas fière allure, rendus à moitié ivres par l’alcool de betteraves dont Sperar était friand. Nous riions fort sans aucune raison. J’étais heureux d’avoir retrouvé l’un de mes frères, ainsi qu’un petit éclat d’enfance. Même s’il devait retourner se tuer à la tâche à peine une heure plus tard.

Je me souviens lui avoir dit, alors que les premiers rayons enflammaient le ciel : « Je veux que les choses changent. Non, je veux les faire changer. »

« Sauf que ce sont les Renardes qui décident si les choses changent ou pas », m’avait-il répondu. « Pas toi. Ni moi. »

« Je les forcerai, qu’elles le veuillent ou non. Je les renverserai s’il le faut. J’en ai assez qu’elles règnent sur le monde. »

« Rien que ça ! Et tu sais comment faire ? »

« Non. Mais je trouverai. Quelqu’un m’a appris qu’une révolution se fait petit à petit, sur le long terme. Et… à plusieurs. »

Nous nous étions regardés longuement, puis mon frère avait conclu : « P’pa va pas être content, tu sais ça ? »

Nous avions ri. Puis nous avions échangé l’accolade des foreurs, les avant-bras serrés, nos fronts posés l’un contre l’autre. Je n’avais pas fait ce geste depuis dix ans.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0