29.3
Depuis, Sperar avait vieilli. Ses traits s'étaient creusés, durcis, et il accusait son âge bien davantage que moi. Le labeur de la mine l'avait usé. Mais la même étincelle enjouée brûlait toujours au fond de ses yeux, du même pourpre que les miens. Et son visage avait gardé une certaine noblesse que je n'avais jamais eue – ce qui expliquait peut-être ses nombreuses conquêtes.
– Tiens, me lança-t-il quand je lui emboîtai le pas. Pour t’réveiller. T’en as b’soin, mon frère.
Sans cesser de marcher d’un pas vif, il me tendit sa fameuse gourde d’alcool de betteraves. Un immonde tord-boyau qui me rendait saoul en dix minutes. Je secouai la tête en inspirant l’odeur de terre qui régnait dans les tunnels. Nous portions deux seaux d’eau chacun, qui clapotaient lourdement au bout de nos bras engourdis.
– Garde ton poison. Ça fait quinze ans que tu me dis que le goût s’améliore en buvant. J’ai arrêté de te croire.
– Tsss, fit-il en rangeant son arme de destruction massive.
– Comment la Maison a-t-elle pu confier une portée à un ivrogne pareil ? grognai-je.
Il me heurta violemment de l'épaule et nos seaux faillirent terminer par terre. J’aimais taquiner Sperar, mais le plus souvent, cela signifiait souffrir. Du reste, mon frère n’était pas un saoulard. Il savait toujours quand s’arrêter ; jamais je ne l’avais vu perdre sa maîtrise de lui. J’avais longtemps craint que ses gamins l’imitent, mais il leur avait interdit de toucher à l’alcool.
Et aussi turbulents fussent-ils, ils ne lui désobéissaient jamais.
Autour de nous passaient des dizaines de foreurs, les muscles durs et le pelage crasseux, les yeux encore ensommeillés. Sperar et moi ne pouvions faire un pas sans échanger un salut, une accolade, rire à une vulgarité ou un éclat de voix. Dans un même niveau souterrain, tout le monde se connaissait, et mon frère et moi faisions partie des incontournables. Nous distribuâmes nos seaux d’eau dans les premiers terriers, puis revînmes à la cascade et enchaînâmes les allers-retours.
Cela n'avait pas été sans mal de m'installer à la mine. Je n'étais plus qu'un paria, je n'avais rien à faire au puits de forage ; de toute façon, je ne voulais plus courber la tête. Ni devant les intendants, ni devant personne. Alors j'avais dû me créer ma propre place, une place qui me convienne. Une place invisible, puisque je n’existais plus aux yeux de la Maison. Je devais rester mort, un fantôme qui n’apparaissait sur aucun registre de la mine.
Fort heureusement, dans les tunnels, la seule loi qui valait était l'omerta, celle du silence. Personne ne m'aurait dénoncé, personne même n'y aurait songé tant il était mal vu que la Maison se mêle de nos affaires. À la mine, tout se réglait entre foreurs, par les poings, les crocs ou parfois par la mort. Cela n'avait pas changé depuis mon enfance. Les contremaîtres eux-mêmes, quand je les croisais par malchance, se contentaient de m'ignorer ou, pour les plus mauvais d'entre eux, de me rouer de coups. Ils n'étaient que des foreurs comme les autres, gavés d'autorité, habitués à régner sur leurs semblables pendant les heures de travail. Tant que je ne les offensais pas, ils ne représentaient pas un véritable danger pour moi.
Au contraire des intendants.
Ceux-là n'étaient pas des nôtres. Ils appartenaient à la Maison. Ils n'étaient pas soumis à l'omerta et ne le seraient jamais.
Chaque jour, je prenais soin de me rouler dans la terre pour camoufler les marques pâles qui sillonnaient mon dos et m’auraient rendu repérable. Quant à mon clou d’esclave, le seul moyen de s’en débarrasser était de se couper l’oreille. J’avais voulu le faire, au début, mais cela aurait paru bien trop suspect. Je le frottais au charbon noir pour le fondre dans mon pelage. L'astuce ne résistait pas à une observation attentive, raison pour laquelle j’évitais les intendants comme la peste.
La plupart du temps, cela n'était pas difficile. Ils ne dormaient pas à la mine. Ils ne s'attardaient jamais aux niveaux habitables, dans lesquels les foreurs avaient leurs terriers. Chaque matin, ils se contentaient de descendre directement aux niveaux de forage pour vérifier les quotas de production. C'était leur seule tâche. Ils ne se mêlaient pas aux ouvriers, ne surveillaient pas leur travail. Ça, c'était le boulot des contremaîtres.
Je connaissais les heures où ils arrivaient à la mine, les heures où ils en repartaient. Je savais parfaitement comment les éviter. J'entendais venir leurs pas de loin ; c'était devenu un sixième sens.
J'avais choisi de m'installer près de Sperar, au troisième niveau, tout au fond des tunnels occidentaux, pour mettre le plus de distance possible entre mon père et moi. Lui vivait au premier niveau, côté est. Je ne l'avais pas revu depuis quinze ans. La mine était très vaste ; il aurait pu vivre au quatre-vingtième étage de la Maison, le résultat aurait été le même. Cela me convenait.
Très vite, j'avais habité la grotte de la cascade au lieu d'occuper le terrier de Sperar. Personne n’y vivait : bien trop humide, elle ne servait qu’à approvisionner tout le niveau en eau potable. Certains n'avaient pas vu mon arrivée d'un bon œil, mais j'avais réglé ça en quelques beignes bien placées. À la mine, personne ne s'emmerdait avec des politesses et des ronds de jambe. Celui qui tapait le plus fort gagnait le droit de faire sa loi.
Et en général, c'était moi qui tapait le plus fort.
Une fois ces formalités bouclées, je n'avais pas eu de réelle difficulté pour m'intégrer. La plupart des gars n'étaient pas aussi stricts, aussi absurdement dévoués que mon père. Ils n'étaient que des ouvriers fatigués, loin des grands mots comme l'honneur et le devoir. Je m'étais mis à livrer un seau d'eau chaque matin dans les terriers du coin. Cela leur permettait de gagner un temps précieux. Ils se levaient déjà très tôt pour aller forer ; recevoir l’eau à domicile, c’était un véritable luxe. Au fil des mois, je leur étais devenu utile, puis indispensable. En quelques années, je m'étais creusé une place parmi eux. Ma place.
Quinze ans plus tard, je les connaissais tous et nombreux étaient devenus des amis. Même ceux sur lesquels j'avais tapé – surtout ceux sur lesquels j'avais tapé. Nous avions mûri ensemble, nous allions vieillir ensemble. Personne ne m’en aurait voulu de cesser ces petites livraisons, mais je tenais à les faire. Ces Ours avaient accepté un paria parmi eux. C’était ma façon de les en remercier.
– Muto, Raffe, Seko ! gueula Sperar en entrant chez lui. Quand j’dis qu’on se r’trouve dans l'couloir, ça veut dire dans l’couloir !
Je pénétrai à sa suite dans le terrier, une grande alcôve creusée dans la terre, occupée par un bordel qui mêlait seaux, outils, étagères bancales, coussins de paille et couches sommaires. Des pièces de viande séchées et fumées pendaient des poutres. L’air sentait le cuir et la bête fauve, comme il était d’usage dans un repaire d’adolescents – sans compter leur père adoptif, qui n’était pas franchement mieux au niveau de l’hygiène.
– B’jour tonton, me saluèrent deux gosses sur trois.
Le troisième, c’était Muto. Il se contenta de hocher la tête dans ma direction, mais je ne lui en tins pas rigueur. Il savait qu’avec moi, il n’était pas obligé de parler.
– Toujours en train d’bouffer ? les réprimanda mon frère. Finissez-moi ça en vitesse ! Ta ceinture, Seko ! Muto, tu crois qu’ton burin il va v’nir tout seul ?
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