38.4

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333.

Bouleversé, je le relus encore et encore, certain de me tromper. Mais non. J’avais bien lu. Et les chiffres minuscules gravés en dessous confirmaient son année d’achat. La même que la mienne.

– Ils arrivent, gronda-t-il de sa voix de basse. Rejoignez l’ascenseur ! Je vous couvre !

Des pas martelés et des vociférations retentirent au fond du couloir. Ce n’était qu’une question de secondes avant qu’ils ne nous trouvent sur leur chemin. D’un bond, l’intendant s’interposa derrière nous. Il prit une posture défensive, déroula son fouet d’un geste qui fit gonfler les muscles de son bras.

Timor.

Je ne parvenais pas à y croire. J’avais retrouvé mon frère. Celui par qui tout avait commencé, celui que j’avais cru perdu à jamais. Ce petit gars malingre, avec son ruban autour du cou… Je l’avais sous les yeux. Je l’avais sous les yeux depuis l’escalier…

– Par la Maison ! rugit-il en se retournant vers nous. Qu’est-ce que tu attends ? Bouge-toi, mon gars ! Emmène-la !

Mais je restais muet, aussi immobile qu’une pierre. Ce fut Picta qui me traîna en avant.

– Attends, soufflai-je. Mon frère… C’est mon frère…

La douleur dans mes yeux la fit stopper net.

– Timor ! lançai-je vers l’arrière. Timor !

Il ne réagit pas, ne frémit même pas. Plusieurs Ours apparurent au loin, à l’angle du couloir. Ils ne couraient pas. Ils n’en avaient pas besoin : c’étaient eux les maîtres, à présent. Fébrile, je fouillai dans ma mémoire, remontai toutes les années qui s’étaient accumulées, espérant retrouver ce dialogue, ce jour maudit où nous nous étions disputés... ce jour maudit où j’avais levé la main sur mon petit frère…

Et je trouvai ce que je cherchais.

« Je m’appelle Manao, maintenant. »

– Auroq, nous n’avons pas le temps, chuchota Picta en tentant d’avancer. Il nous donne une chance de fuir… Nous ne pouvons pas rester là…

– Manao ! hurlai-je. Manao, c’est moi ! Ton frère !

J’entendis un grognement de surprise et, juste avant de sortir du couloir, je me retournai vers la scène.

Il s’était retourné lui aussi. Nos regards se rencontrèrent et d’un coup, le temps sembla suspendu. Les cris et les cavalcades disparurent dans le silence. Même Picta ne fut plus qu’une présence diffuse. Il ne restait plus que lui et moi. Dans ses yeux passèrent le choc, la stupeur, puis l’horreur de me retrouver en ces circonstances. Puis le chagrin…

Et pour finir, une volonté d’acier recouvrit tout le reste. Celle de faire son devoir, coûte que coûte.

Je vis mon frère lever son fouet vers son front, lentement, dans un geste que je devinai être celui du salut, ou du respect, pour ces intendants que j’avais toujours méprisés.

Puis il fit volte-face et disparut, avalé par la horde de rebelles.

- CHAPITRE 39 -

Nous trouvâmes un monte-charge non loin, gardé avec férocité par des esclaves armés de marteaux et de fourches, qui faisaient monter les Dames égarées. J’aurais aimé envoyer Picta tout en haut de la Maison, mais elle voulait retrouver sa famille au neuvième étage et n’en démordait pas.

Je n’insistai pas. Je n’avais plus envie de me battre contre personne, et surtout pas contre elle ; je gardais précieusement les bribes d’énergie qu’il me restait encore. Toutes mes pensées me semblaient grises et sourdes, prises dans le brouillard. Je ne cessais de repenser à Timor, aux derniers instants auxquels j’avais assisté. Il se battrait sans relâche, mais ne s’en sortirait pas. Pas sans aide. Mon seul espoir était que d’autres esclaves rejoignent l’échauffourée pour le défendre…

Si seulement Sperar avait pu être là, à cet instant… Il aurait su calmer nos congénères, il aurait su leur parler, épargner notre frère. Je n’en pouvais plus de voir les nôtres semer la désolation partout, tuer leurs propres pères, leurs frères, violer celles qui étaient peut-être leurs sœurs ou leurs cousines. Sans les regarder vraiment, sans voir en eux, en elles, autre chose que des ennemis à abattre. Paz était loin d’être le seul responsable de ce massacre. N’avais-je pas préparé cela depuis des années ? N’avais-je pas pris soin de leur faire oublier les liens qui nous rassemblaient tous, précisément dans ce but ? Si j’avais su que l’issue allait être aussi laide…

Peut-être Sperar n’avait-il pas pris les armes. Peut-être se trouvait-il à la mine, seul dans son terrier poussiéreux, songeant à ses trois fils qui livraient bataille… Une chose était certaine : jamais il n’aurait laissé Raffe commettre les atrocités dont j’avais été témoin.

Le monte-charge nous fit lourdement monter au neuvième étage, dans le grincement de ses câbles. Son étroitesse obscure m’oppressait, me forçait à déployer tout ce qu’il me restait de calme et de détachement. Mais le pire restait le silence de mort entre Picta et moi. J’avais toujours mon bras autour de sa taille et, ne sachant s’il valait mieux la lâcher ou continuer de la soutenir, je restais aussi immobile qu’une statue.

– Dis-moi qu’il y a des sorties de secours dans la Maison, finis-je par dire entre mes dents serrées. Dis-moi que vous n’avez pas construit un édifice pareil sans mettre des ascenseurs extérieurs ou des escaliers…

– Il y a un escalier de secours qui descend toute la façade sud. (Sa voix trahissait son épuisement.) Mais il n’a jamais servi… Jamais, en plusieurs siècles. Je ne sais pas s’il est encore entretenu. Je ne sais pas si le Conseil en prend toujours soin…

Je grimaçai en imaginant l’état d’une marche de bois âgée d’un millénaire.

– Il faudra essayer, dis-je. Quand ça se sera calmé, il faudra tenter de descendre. D’ici-là… tu connais tous les passages dérobés qui mènent à l’entresol, j’imagine ?

– Pas tous. Personne ne les connaît tous, il y en a trop.

Elle parut hésiter, mais n’ajouta rien. Je craquai de nouveau :

– Tu as… Tu as travaillé longtemps à l’entresol ? Pour ton projet de caste… avec Goliath et les autres ?

Goliath. Je revis le vieux contremaître choir au sol comme une masse, assommé par Paz. Cette image en amena une autre. Pali, clouée sur les boiseries… J’inspirai un peu trop fort pour les chasser.

– Non, répondit Picta d’une voix presque inaudible. J’ai été prise d’office chez les généalogistes… le projet n’a jamais été montré publiquement. Il n'aurait pas pu, de toute manière, puisque j'ai... j'ai subi l'accident que tu connais. Puis mes amies sont tombées enceintes. Nous avons dû tout abandonner.

Elle appuya sa tête contre mon épaule. Puis elle pleura en silence, en retenant si bien ses sanglots que je n’en fus alerté que par le contact humide de sa joue. Tétanisé, je fis mine de ne rien voir ; c’est ce qu’elle voulait sans doute.

– Je prie pour qu’ils soient tous en vie, quelque part, chuchota-t-elle. Tous ces Ours que nous avons connus, Felenk, Asteior et les autres… Et ma famille… J’ai si peur pour elles, pour Agapi… Oh ! Ma douce Agapi... Quelle odieuse compagne je fais…

Et, se rappelant sans doute à qui appartenait l’épaule qu’elle mouillait de ses larmes, elle s’écarta de moi. Quand le monte-charge s’arrêta en tressautant et que j’ouvris la cache de bois pour nous faire sortir de là, elle avait repris son visage de Dame altière.

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