40.2
Je haussai les épaules, bien plus calme en apparence que je ne l’étais réellement.
– Toutes les années ne peuvent être bonnes. Vous avez fait de votre mieux… Il nous reste le jardin Ouest.
– Mais pourquoi est-ce que la terre s’épuise autant ? Pourquoi est-ce que rien ne va bien ? (D’un coup de pied, elle projeta une motte de terre dans le vide et la regarda chuter comme une comète brune.) Maman dit que c’était si simple à votre époque !
– Ne crois pas cela. Rien n’a jamais été simple. Sauf peut-être un millénaire plus tôt, au début de notre ère, lorsque la Maison était encore jeune… Mais depuis, cette terre que tu vois là a été bien trop cultivée.
Je me détournai en soupirant, Mina à mon bras.
– Je pense que nous avons longtemps vécu au-dessus de nos moyens… Nous avons trop demandé à la terre, trop demandé à la forêt. Mais notre richesse était telle que nous ne nous en rendions pas compte ; et nos Ours exécutaient les tâches les plus dures... Nous avons vécu dans une belle illusion. Allez viens, rentrons. C’est trop tard, de toute façon.
Année après année, nos récoltes s’affaiblissaient inexorablement. À mon époque, la Maison organisait une rotation des cultures bien plus efficace que les nôtres, en les faisant varier d’un étage à un autre, en amenant de la terre de l’extérieur et en l’enrichissant avec le lisier de toute la population. Les jardins rivalisaient de variété et de parfums. Cet âge d'or semblait bien loin.
Nous n’étions qu’une petite quarantaine à vivre à notre étage, et nous n’avions plus les ressources nécessaires pour tout entretenir correctement. Les premières années, nous avions croulé sous l'abondance, surchargées de nourriture par ces jardins conçus pour nourrir trois cents des nôtres. Mais au fil du temps, insidieusement, la terre s'était appauvrie, puis les parasites s'étaient multipliés. Nos outils s'étaient abîmés et nous n’avions pas de quoi en fabriquer d’autres. Sans Ours pour nous fournir en bois et en charbon, sans chasseurs pour nous rapporter des métaux trouvés dans les lointaines ruines, les matières premières nous manquaient. Nous avions certes récupéré des planches de la Maison, mais nous détestions procéder ainsi. Cinq ans auparavant, nous avions songé à couper nos propres arbres pour récupérer du bois. J’avais voté contre. Tous ces arbres d’ornement étaient un vestige de mon époque, d’un temps où la Maison était encore auréolée de grandeur. Lorsqu’ils fleurissaient au printemps, ils embellissaient nos jardins hirsutes ; en été, ils nous offraient une ombre bienvenue. En toutes saisons, ils nous rendaient un peu de la féérie passée. Nous ne pouvions pas toujours sacrifier la beauté à l’utile. Je le refusais.
Jamais je n’accepterais qu’on les coupe.
Je rentrai au campement avec Mina. À cette période de l’année, nous l’installions côté Sud, sur le grand balcon et les terrasses qui donnaient sur le jardin. En cas de pluie, les auvents de bois sculpté nous protégeaient. Nous étions les dernières à arriver : tout le monde se trouvait déjà là.
Les voix s’entrecroisaient, les pieds nus martelaient le vieux planché usé, les gamines couraient après les abeilles et les papillons tandis que leurs mères gesticulaient, agacées de toujours les avoir dans les pattes. Tout notre petit univers se cachait ici, entre les balustrades et les arches, dans cet espace sacré qui séparait l’intérieur et l’extérieur. Nous n’étions plus tout à fait sous le ciel, mais pas encore entourées de murs. Des meubles bricolés avec des planches et des étagères encombraient la largeur du balcon ; des hamacs pendaient sous les arches. Des bouquets d'herbes et d'aromates oscillaient dans la brise.
– À table ! lancèrent Hatsu et Grenat, qui coupaient laborieusement les légumes avec de vieilles lames de bois.
Des coussins élimés, des plateaux de jeux et des tapis de soie occupaient tous les coins, comme autant de petits salons. Ils n’avaient pas fière allure, puisque nous ne pouvions que rarement les laver. Nous récupérions toute l’eau de pluie que nous pouvions lors des averses, mais elle servait en priorité à boire et à nous laver. Le système hydraulique de la Maison, qui avait fait la fierté de mon peuple pendant près d’un millénaire, ne fonctionnait plus. Les Ours qui vivaient en bas n’avaient visiblement jamais cherché à s’en servir, ni à le remettre en route. Peut-être vivaient-ils dans une crasse révoltante. Peut-être avaient-ils sali toute la Maison à leur image, déchiré nos rideaux et nos voiles de soie, souillé nos tapis de velours, laissé le bois ternir et vieillir… Qui pouvait le savoir ?
Quinze ans auparavant, terrifiées, endeuillées, nous avions trouvé refuge ici, au soixante-cinquième étage. Armées de pieds de biche, de scies, de marteaux et de bêches – de tout ce qui nous était venu sous la main – nous avions démantelé les marches des escaliers qui pouvaient mener jusqu’à nous. Nous avions détruit le moindre passage. Et puis, après avoir attendu deux jours, nous avions également coupé les câbles des ascenseurs, sachant que par ce geste nous condamnions celles qui se trouvaient encore en-dessous de nous…
Nous n’avions gardé qu’un seul monte-charge, juste assez grand pour un Ours à la fois, dans l’espoir que d’autres Dames ou d’autres serviteurs nous rejoignent. Deux de nos Ours avaient monté la garde devant ce monte-charge pendant des jours et des jours, afin de s’assurer qu’aucun rebelle n’en sorte.
Aucun rebelle n’en était sorti. Personne n’en était jamais sorti.
Au bout de deux semaines, lasses d’attendre un changement qui ne viendrait peut-être jamais, frustrées de ne rien savoir sur ce qu’il se passait en bas, nous avions envoyé deux des nôtres en reconnaissance. Une seule était revenue, au bout de trois longs jours.
« Ils l’ont tuée. » avait-elle sangloté. « Ils l’ont attrapée, l’ont plaquée contre le mur et ensuite… ensuite… Ils ont… Et quand ça a été fini, ils l’ont tuée. »
Rien n’était fini. Rien n’allait mieux. Les Ours étaient plus nombreux que jamais, ils grouillaient dans tous les étages inférieurs, sûrs de leur place dans la Maison. Notre éclaireuse avait survécu grâce à sa méfiance, sa discrétion – et une chance insolente.
« On dirait qu’ils ont fait venir tous les leurs » avait-elle ajouté amèrement. « Ils sont beaucoup plus nombreux que pendant la révolte… Il y en a tellement… Tellement… Je crois qu’ils se sont installés dans la Maison. Je ne sais pas où sont nos domestiques... Peut-être les ont-ils tous tués ? »
Après cela, nous n’avions plus jamais envoyé d’éclaireuses. Si l’une se faisait prendre, ou les menait jusqu’à nous, ç’en serait fini de notre petit groupe survivant.
Pourtant, il était si dur de rester à l’écart, de s’interdire de descendre ! Nous avions laissé derrière nous de nombreuses mortes, et tant de disparues… Il ne nous restait plus que des miettes de familles, recomposées ensemble, qui vivaient avec le souvenir de celles qui n’étaient plus là.
Mais nous avions tenu bon, pour survivre. Nous avions coupé les câbles de notre dernier monte-charge.
Depuis, quinze ans avaient passé. Quinze ans que nous nous claquemurions ici, aveugles et sourdes à ce qui pouvait bien se passer en contrebas.
Nous mangeâmes dans un silence relatif, assises en tailleur. Chacune des nôtres semblait plongée dans ses pensées en grignotant sa ration de fruits et de légumes ; et je devinais que ces pensées-là n’avaient rien de joyeux. Beaucoup de nos récoltes d’automne étaient perdues. Les enfants étaient les seules à discuter gaiement, inconscientes de l’humeur morose qui régnait autour d’elles. Elles étaient si chétives…
Nous espérions toutes que l’hiver ne serait pas trop froid, mais à cette altitude, c’était un vœu bien naïf. L’hiver était ce que nous redoutions le plus : il était mordant, glacial, et souvent meurtrier pour les plus faibles d’entre nous. Même pour survivre aux pires nuits de blizzard, nous n’osions jamais nous aventurer trop loin dans la Maison. Désormais, elle n'appartenait plus aux Dames. Nous savions les Ours capables de grimper vers nous, de construire des échelles pour nous atteindre ; certaines d'entre nous en cauchemardaient encore. Nous avions piégé tout l’étage afin que personne ne puisse nous débusquer. Ce n’était plus notre Maison, elle n’avait plus rien d’accueillant. Nous n'avions même plus de lampes pour y vivre. Alors nous nous blottissions derrière les premières cloisons, en écoutant le vent siffler à quelques mètres de nous, serrées les unes contre les autres pour partager notre chaleur. Parfois, quand vraiment la nuit était trop dure, nous nous servions des quelques pierres à feu que nous avions réussi à trouver à l’entresol quinze ans auparavant. Mais elles s’usaient vite et nous n’en avions pas d’autres. Il ne fallait les utiliser qu’en dernier recours.
Pendant un millénaire, les Dames avaient été un peuple de cristal et de lumière ; à présent, nous vivions dans l’obscurité, nues comme des animaux.
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