43.3
Il y avait du monde à cet étage. Hésitantes, nous resserrâmes nos rangs en un petit troupeau compact, en contemplant toute cette agitation. Aucune lampe ici : tous les murs ou presque avaient été percés de trous aux formes approximatives, afin de laisser pénétrer la lumière du jour et la brise de l’extérieur. Parmi les rais de soleil, des dizaines de Dames arpentaient les couloirs en discutant.
Quand des Ours apparurent parmi elles, tout l'air se retira de mes poumons. Leurs silhouettes, leurs gestes les plus anodins faisaient surgir des images parasites en mon esprit – des coups violents, de grosses mains noires serrées sur des cous d'enfants, des éclaboussures de sang sur les boiseries... Le grand massacre occulta ma vision, brutal et opaque, plein de cris, de hurlements et de terreur. Je me pris la tête à deux mains, puis clignai des yeux encore et encore pour faire cesser ces épouvantables échos. Mes congénères vivaient-elles cela aussi ? Elles restaient immobiles près de moi, et Hazi et Mina durent soutenir leur mère qui vacillait.
Patient, Auroq attendait que nous sortions de notre tétanie. Avait-il la moindre idée de ce qui se tramait derrière notre silence ? Quand je réussis à m'extraire de mes souvenirs, la réalité me frappa par sa tranquillité. Ces Ours ne faisaient que parler entre eux, appuyés contre les arches, leurs grandes silhouettes noires dépassant les nôtres d’une tête. Nous nous remîmes doucement en route, le souffle court. À notre passage, ils se tournaient vers nous et nous détaillaient des pieds à la tête. Leurs regards pesaient lourd sur nos épaules maigres. J’eus l’impression que certains riaient de nous, sans en être certaine.
– Nous aurions dû prendre des kimonos, souffla Grenat près de moi. Je me sens si nue…
Je ressentais la même gêne. Toutes les autres Dames étaient vêtues, certes d’habits vieillis, mais tout de même. Nous n’avions que nos côtes osseuses pour toute armure. Parmi nous, seules Mina, Hazi et Gali, trop jeunes pour avoir un jour porté des vêtements, ne semblaient pas prises de pudeur. Elles bavardaient entre elles, les yeux écarquillés, en s’extasiant sur la finesse des broderies de certains kimonos, ou les fresques sculptées qui luisaient dans les rayons de lumière.
Quand une nuée de fillettes nous coupa la route en riant, je restai sidérée par leur joie et leur naturel. Deux d'entre elles foncèrent vers un Ours et s'accrochèrent chacune à l'un de ses bras. Quand il les attrapa par la taille, une vision cauchemardesque s'imposa à moi. Mais il se contenta de les poser sur ses épaules. Elles riaient aux éclats.
– Qu'est-ce que vous fichez là, petites terreurs ? bougonna-t-il en passant près de nous. Vous d'vriez être avec vot' mère...
L'une des deux lui tira l'oreille.
– Allez, papa, amène-nous aux jardins !
Je croisai le regard de Grenat, aussi choqué, aussi éberlué que le mien. Le sens de cette scène nous échappait. Comment leur mère avait-elle pu s'acoquiner avec l'une de ces brutes ?
Auroq fit un signe à un jeune Ours, non loin, qui répondit de même en s’approchant de nous. Il avait à peine trente ans. Plus petit que les autres et bien plus svelte, il semblait bâti tout en nerfs. Ses yeux d’un bleu très pur éclairaient un visage aux traits acérés.
Je crus qu’ils allaient parler, mais ni l’un ni l’autre n’ouvrit la bouche. Auroq et lui se contentèrent d’échanger un regard, puis le jeune Ours porta ses yeux bleus sur moi. Il me dévisagea sans pudeur et fit de même avec chacune d’entre nous. Les filles de Grenat se tortillèrent d’une façon ridicule. Hazi pouffa tout bas :
– Regardez, un jeune.
– Il n’est pas mal, lui, non ?
– C’est moi qu’il regarde, triple buse, pas toi !
Évidemment, tout le monde entendit leurs chuchotis, y compris l’Ours, qui ne laissa transparaître aucune émotion. Il hocha la tête vers Auroq et un instant, je fus certaine qu’il allait proférer une mise en garde ou un conseil – il en avait l’expression, la posture. Mais il ne dit pas un mot. Auroq répondit à son geste et le jeune s’en alla dans le couloir, sans se retourner.
– Qui est-ce ? questionnai-je quand nous nous remîmes à marcher.
– Mon neveu. Enfin, l’un de mes neveux… L’un des gosses que mon frère a élevé pour la Maison, à la mine, il y a longtemps.
Je compris alors pourquoi j’avais eu cette infime impression face à lui. Celle de le connaître, ou de l’avoir déjà croisé. Il ressemblait à Auroq. Pas physiquement : mon Ours était aussi trapu et épais que le garçon était élancé. Mais dans les yeux, l’expression, l’attitude, jusqu’à la façon de se déplacer… Il y avait bien quelque chose d’invisible qui les liait.
– Belles prises ! complimenta soudain une voix grave.
Nous nous tournâmes toutes d’un même geste pour nous retrouver face à ce qui avait été des bains. La grande arche n’avait plus de portes, ni même de gonds, et laissait voir ce qui restait des bassins précieux dans la grande salle : sans entretien depuis quinze ans, l’eau stagnante lançait des éclats troubles, encombrée de vase et de mouches noyées. Un seul bassin avait été épargné, juste devant l’entrée, visiblement nettoyé régulièrement. Autour de lui, des Ours discutaient, assis ou allongés sur le plancher usé. Certains d’entre eux étaient accompagnés de deux ou trois Dames, nues ou vêtues de nagajuban translucides. Celui qui nous avait interpelées fit un signe vers Auroq. Ses yeux vert, d’une teinte très vive, brillaient d’une malice qui démentaient son âge. Il avait au moins soixante-cinq ans, le museau busqué, les traits zébrés de cicatrices.
– Alors comme ça, tu avais raison, le paria… (Le regard du vieil Ours s’attarda sur mes formes flétries, puis sur ma canne.) Tu as vraiment fini par la retrouver, ta vieille garce.
Auroq se crispa près de moi. Je n’avais d’yeux que pour le vieillard. Une Dame légèrement vêtue se tenait assise sur ses genoux ; une autre avait la tête appuyée sur son épaule. Elles étaient très jeunes. Cette vision me répugna immédiatement. Sans que je ne comprenne encore pourquoi, un sentiment d’urgence fit battre mon cœur plus vite. Le vieil Ours repoussa les jeunes filles, puis se leva sans trembler. Pour son âge, il était encore solide et fort. Il vint se planter devant nous ; à côté de moi, Grenat retint un mouvement de recul.
– Fais voir c'que tu nous as ramené cette fois…
J’en eus le souffle coupé. Cette fois ? L’Ours posa ses prunelles sur ma sœur, émit un petit son méprisant, puis dévisagea le reste d’entre nous. Il passa dans nos rangs, en ignora la majorité, s’arrêta un instant devant Téa pour observer son petit corps bien tourné. Elle se ratatina sur elle-même.
– Celle-ci, elle est pas trop mal. Les autres n’ont aucun intérêt. Trop vieilles. Oh, attends…
Il avait vu mes nièces. Quand il fit traîner ses yeux de serpent sur leur poitrine, puis à la naissance de leurs cuisses, je sentis une grande douleur dans mon bras. C’était Grenat qui me le broyait.
– Mais c’est qu’il y a trois petites jeunes dans le lot, commenta-t-il avec un claquement de langue satisfait. Bon, il faudra les remplumer un peu… Pourquoi elles sont toujours si maigrichonnes, celles que tu ramènes ? Hein ?
– Elles étaient coincées au soixante-cinquième, répondit Auroq. Leurs jardins sont à moitié pourris. Il en reste encore là-haut ; on pourra aller les chercher plus tard.
J’eus la sensation terrible que mes poumons se resserraient d’un coup, que mon cœur s’arrêtait de battre. Tout en moi sembla soudain incapable de trouver de l’air. Cette fois, ce fut moi qui me raccrochai au bras de ma sœur. À travers ma vision trouble, je discernai l’Ours en train de poser sa grosse patte sur Gali pour lui tapoter la tête. Ma nièce ne frémit pas. Figée. Terrifiée.
– Brave petite. (Il se détourna, tranquille.) Je prendrai celle-là. Ou les trois, pourquoi pas ? À moins que tu veuilles passer devant ? C’est ta prise, après tout.
Auroq ne dit rien, mais son silence dut suffire pour le vieillard.
– Ça va, le paria, pas la peine de me regarder comme ça. Prends-les d’abord ! Je te les laisse. Te connaissant, elles seront encore en excellent état après.
Il se mit à rire en rejoignant le bord du bassin.
– Pas comme Raffe ! Ce gamin me ressemble trop. Tu as de la chance qu’il soit parti chasser… quand il reviendra, il sera sacrément en rut.
Muette, éteinte, je le regardai s’asseoir et faire courir une main languide le long de la cuisse d’une jeune Dame. Elle s’installa sur ses genoux, un sourire sur le visage. Mais quand elle nous lança un regard dérobé, je vis luire un terrible dégoût dans ses yeux.
Je me souvins de tous les couloirs que nous avions traversé. De toutes les Dames que nous avions croisées. Toutes marchaient, portaient des paniers ou des coussins de soie, des seaux d’eau ou des kimonos soigneusement pliés. Toutes s’activaient comme nos esclaves d’entresol quand j’étais plus jeune. Je n’avais pas vu un seul Ours faire de même. Oisifs, ils discutaient entre eux ou flânaient en groupes.
À présent, sans le filtre joyeux et plein d’espoir qui m’avait fait voir de l’égalité là où il n’y avait que bassesse, je comprenais notre situation.
Auroq nous avait trahies, une fois de plus.
Quant à moi… j’avais mené mon clan à sa perte.
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