47.3
Bonsoiir ! J'en ai marre de charcuter ce chapitre dans tous les sens, de copier des bouts pour les coller ailleurs, et de ne jamais être satisfaite, alors tant pis, le voilà tel qu'il est actuellement xD
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Auroq n’était pas allé bien loin. Je le trouvai assis par terre, contre le mur, la tête dans les mains. Il ne bougea pas quand je m’approchai. M’avait-il entendue ? Je ne savais que faire. Je n’avais ni envie de lui parler, ni de l’abandonner là. Au bout d’un temps qui me sembla infini, je m’agenouillai près de lui. Il ne réagit toujours pas.
– Il paraît que l’on te nomme l’instructeur Ours, finis-je par dire à voix basse.
Il ne frémit pas, ne parut pas surpris. Alors je repris d’un ton dur, malgré moi :
– Tu n’aurais pas dû me mentir. Nous mentir à tous. Tu aurais dû me dire la vérité, dire la vérité à Asteior, à tes neveux… Dire la vérité à tous ceux que tu as trompés ! Croyais-tu vraiment les mensonges moins douloureux ?
Il ne répondit pas à ma question, mais quelques mots lui échappèrent enfin.
– Picta, tu as vu mon neveu… Muto. Celui qui ne parle pas. Crois-tu qu’il me haïsse ?
Je ne répondis rien. Les mots de Maya me tourmentaient. « Je ne pense pas que les vrais monstres existent. Je ne pense pas qu’Auroq en soit un. Il a fait des erreurs dont il porte le poids en permanence… »
– Nous n’avons jamais parlé de ça, articula Auroq. De mon mensonge. De ma faute… Avec ses frères, oui… Raffe m’a agoni d’injures, il s’est éloigné de moi… Erko a fini par me pardonner. Mais Muto… Muto a toujours refusé d’en parler. Il est toujours là, fidèle, silencieux… Tellement loyal. Quel oncle ignoble je fais…
Il sembla soudain si épuisé, si dégoûté de lui-même que cela me toucha. Du bout des doigts, je lui soulevai le menton. Ses iris pourpres plongèrent dans les miens. Chaque fois, leur jeunesse me bouleversait. Ils ne changeaient pas. Ils étaient les seuls à ne pas vieillir, comme deux perles d’enfance dans son visage d’adulte. Je me souvins de la première fois où ils s’étaient posés sur moi. Du jour où il m’avait aidé à retrouver ma mère, au marché. De l’instant où il avait empoigné Shabbi pour la jeter en bas d’un escalier, parce qu’elle venait de m’y faire dégringoler… Les histoires de Dames se réglaient entre Dames. Un Ours ne devait jamais lever la main sur l’une de nous, même en cas d’incident… Mais Auroq se moquait bien des règles. Je me souvins de toutes les fois où il avait pris ma défense, où il avait été fouetté à cause de mes initiatives, où il avait fait le dos rond en silence.
– Si j’avais su… Si j’avais su comment cela finirait, je ne serais jamais parti, dit-il d’une voix rauque. Je serais resté avec toi.
Je le dévisageai.
– Rien de tout ça n’aurait dû arriver. J’aurais préféré vivre aux entresols, mourir aux entresols… Cela aurait mieux valu pour nous tous.
L’entendre dire une telle chose me serra le cœur à un point presque douloureux. L’Auroq d’autrefois n’aurait jamais prononcé ces mots-là. Il se moquait de ses erreurs, il refusait la moindre chaîne. Il avait donc changé à ce point…
Dans ses yeux, beaucoup d’autres souvenirs se bousculaient. Je me vis accoudée à une balustrade, un triste matin de printemps, pour regarder mon Ours s’en aller. J’avais dix-huit ans. Je l’avais vu disparaître au loin, une petite silhouette noire dans l’immensité de la prairie…
Je le pensais parti à jamais, mais Auroq n’avait pas profité de sa liberté. Il était simplement retourné chez les siens pour tenter de briser le joug imposé par mon peuple, pour les rendre libres à leur tour. Il s’était asservi à une cause, il avait vécu pour les autres au lieu de vivre pour lui…
Puis, comme Maya, il avait porté le poids de ses propres erreurs. Sans jamais pouvoir les réparer… car ces erreurs-là étaient irrémédiables.
« Je n’ai jamais voulu ce massacre. Je croyais que les Ours… Que nous arriverions à… Ça ne devait pas se finir ainsi… »
J’avais toujours refusé d’accepter ces mots-là, d’envisager la grande catastrophe comme une erreur ; car il était terrible de m’entendre dire que la mort de tant de gens, que la mort de ma sœur et de ma mère n’avaient été que cela. Il était plus facile de croire à un acte délibéré. Il était plus facile d’accuser, de trouver une cible pour ma colère… Mais l’aveu de Maya avait ébranlé mes convictions. Rien n’était jamais simple.
– Tu n’as jamais voulu me faire de mal, dis-je doucement. Nous faire de mal. N’est-ce pas ?
Il détourna la tête.
– Peu importe. J’ai toujours fait le mauvais choix...
– Tu as toujours tenté de réparer. Mais tel n’est pas mon cas…
J’éprouvais de la difficulté à mettre des mots sur ce que je ressentais, sur ce que Maya avait soulevé en moi. Une Dame était responsable de son Ours.
– J’aurais pu t’aider. J’étais ta Dame et je n’ai rien fait pour toi, je n’ai rien fait de significatif pour ton peuple. J’ai été incapable de te comprendre… Ma famille t’a fait souffrir, mes ancêtres ont fait souffrir les tiens pendant des générations, et je ne crois pas m’être déjà excusée pour cela. Je m’en excuse aujourd’hui…
Auroq ne disait rien. Je me forçai à poursuivre.
– Toute ma vie, j’ai voulu aider les Ours et parler en leur nom ; et pourtant j’ai toujours été incapable de me mettre à votre place. À ta place. J’étais ta Dame, j’aurais dû te soutenir, t’aider. Nous aurions pu faire tant de choses ensemble… Au lieu de quoi j’ai toujours été un poids pour toi.
– Tu es toujours ma Dame, dit-il d’une voix éraillée. Et tu n’as jamais… jamais été un poids.
Sans s’en rendre compte, il toucha son oreille coupée, celle qui n’avait plus de clou d’esclave.
– Je t’ai donné mon cœur quand tu n’étais qu’une enfant… Je savais déjà que cela finirait mal. Que l’un de nous deux ferait souffrir l’autre. C’était une évidence…
Je ne l’avais jamais vu si fragile. Comment le haïr encore ? Je posai les mains sur ses joues, caressai ses traits taillés à la serpe. Ses yeux se fermèrent ; il appuya la tête contre moi. Quand je l’enlaçai, il laissa échapper un bruit rauque qui ressemblait presque à un sanglot. Nous restâmes longuement immobiles, dans l’ombre du couloir froid. Tels deux statues échappées des bas-reliefs derrière nous.
– Veux-tu sortir de la Maison avec moi ? finit par demander Auroq tout bas.
Une grimace me crispa les lèvres.
– Ai-je vraiment le choix ? Vas-tu me forcer si je n’obtempère pas ?
Il ne répondit pas à ma question. J'avais si peur d'une énième trahison, d'un nouveau mensonge. Parviendrais-je un jour à lui faire de nouveau confiance ?
– Je ne veux pas partir sans la totalité des nôtres, ajoutai-je. Et toutes les autres Dames que nous pourrons emmener.
– Il y aura d’autres Dames. Et d’autres Ours également. C’est prévu depuis bien longtemps. Mais la moitié des vôtres sont encore au soixante-cinquième, Picta.
Il redressa la tête, sembla hésiter.
– Je chargerai Erko, Dagnor et d’autres gars de confiance d’aller les chercher là-haut. Je te le promets. Ils les feront descendre, ils essaieront de les cacher au quartier Sud… De les faire sortir de la Maison, si elles le veulent. (Il lut ma détresse dans mes yeux.) Toutes ne veulent pas partir. Tu l’as bien vu avec Maya. J’essaierai de revenir les chercher au pied de la Maison, d’ici quelques jours… Si nous réussissons à nous enfuir à l’aube avec tes nièces et toutes les autres, je reviendrai par la suite. Je peux organiser ça avec Erko…
– Erko, répétai-je d’un ton sec. Fait-il vraiment partie de tes « gars de confiance » ? Je l’ai vu au repas, avec une jeune fille de dix ou douze ans sa cadette…
Auroq fronça les sourcils.
– Et ? Parce qu’elle est plus jeune que lui, tu l’as pris pour un violeur ?
Sa répartie me décontenança.
– Non, mais ses gestes, le fait qu’il mange avant elle et la câline comme un animal mignon… Vas-tu nier ce que j’ai vu ?
Il soupira.
– Erko est devenu ce que ce nouveau monde a fait de lui… Ce que j’ai fait de lui aussi, malheureusement. Mais il n’est pas le mal incarné pour autant. Il n’a jamais forcé une fille, même pendant la révolte. Il est longtemps resté seul après la mort de sa Dame…
– Sa Dame ?
En un éclair, je me souvins de l’oreille du jeune, coupée aux trois quarts.
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