48.4
Bonsoiiir !
Bon, là je suis en pleine réécriture de la fin, je rajoute plein de choses. Donc ce que vous allez lire, c'est tout frais, c'est du pur 1er jet xD
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Après le départ de Sachi et Téa, plus personne n’osa dire un mot. Les nôtres restaient immobiles, dignes et altières, enfermant soigneusement leurs émotions sous leur masque de Dame. Mais personne n’était dupe. Notre chagrin et nos doutes suintaient à travers notre armure. Le regard d’Auroq ne me quittait pas – je refusais de le lui rendre. Parmi les autres Ours, j’en vis certains qui serraient les poings, les yeux cloués au sol. Lorsque l’un d’eux bougea brusquement, nous sursautâmes de frayeur.
– Je vais avec elles, dit-il d’une voix rocailleuse. Je monterai avec elles.
C’était un vieil Ours au dos voûté, aux doigts tordus par l'arthrose, plus âgé qu’Auroq. Sans un mot supplémentaire, il gagna la porte d’un pas puissant et plein de rage qui démentait son âge.
Auroq poussa un grondement sourd.
– Chlor, ce sera bientôt l’aube… Tu n’as pas besoin de te soucier d’elles. Elles ont choisi leur destin… Viens avec nous. Ça fait quinze ans que tu attends ça. Si tu remontes maintenant, on devra partir sans toi !
Le vieillard parut lutter contre lui-même.
– C’est pas grave. Partez sans moi, les gars. Faut bien qu’il y en ait un qui les accompagne… Sinon, ça va mal finir pour elles.
– Si tu montes avec ces greluches, je viens aussi, gronda un autre.
Le vieux l’arrêta d’un geste.
– Arrête ça ! Quitte la Maison, toi. J’veux pas t’avoir dans mes pattes.
Les deux s’affrontèrent du regard. Puis le plus jeune rétorqua :
– J’vais pas t’laisser tout seul, p’pa. C’est plus de ton âge, les bastons.
– Insolent ! Tu veux tâter d’mon poing pour voir s’il est trop vieux, lui aussi ?
Nous les observions, silencieuses. Nos yeux passaient de l’un à l’autre. « P’pa »… Ces deux Ours n’avaient pas l’oreille coupée. C'étaient d'anciens ouvriers. Peut-être avaient-ils fait partie des insurgés. Peut-être pas. Mais devant ce vieux mâle qui était prêt à sacrifier sa liberté pour protéger Téa et Sachi – Sachi qui les avait traités de fourbes et de menteurs, de viles créatures –, mes dernières convictions s’effondrèrent.
– On se r’trouvera peut-être, fit le vieux. Pars avec Auroq, fiston. J’veux pas qu’tu restes là… Y a rien d’bon pour nous, ici.
Il poussa la porte monumentale, dans un grincement d’apocalypse. Son fils se précipita.
– P’pa ! J’te laisserai pas…
– Auroq, retiens-le, grogna le vieillard. Empêche-le…
Mon Ours attrapa l’autre par le bras – il n’avait guère que dix ans de moins que lui – et, pendant quelques instants, on n’entendit que le bruit de leurs souffles et de leur lutte insensée.
– Auroq, putain, laisse-moi aller avec mon père ! jura l’Ours de sa voix grave.
Juste avant de disparaître dans le couloir obscur, le vieil ouvrier se retourna vers nous. Son regard d’ambre flamboya dans l’ombre, vif comme un éclat de soleil.
– Partez en paix, mes Dames. J’les protégerai.
Il s’inclina très rapidement, avec une maladresse qui me fit comprendre que c’était là sa première révérence. Puis la porte se referma derrière lui.
– P’pa !
– Respecte la volonté de ton père ! cingla Auroq, les mâchoires serrées. Laisse-le partir !
Il le repoussa d’une tape assez forte pour le faire trébucher en arrière, puis le fusilla des yeux. L’Ours le fixait en silence, le torse agité au rythme de sa respiration, les dents serrées. Alors Auroq posa une main sur son épaule.
– Je sais que tu as déjà perdu tes frères, Écaur, mais tu voulais quitter la Maison avec nous. Ne fais pas une croix sur ça.
L’autre détourna la tête.
– Mon père le voulait aussi.
– Il nous rejoindra plus tard, dit Auroq d’une voix plus douce. Il sortira grâce aux échelles. C’est un foreur, personne ne l’en empêchera…
L’Ours releva les yeux. Ils étaient noirs, si noirs que sur son pelage sombre, ils ne se détachaient qu’à grand-peine.
– S’il est encore en vie d’ici-là. Tu sais bien ce qu’ils font à ceux qui cachent des Dames, qui prennent leur parti…
Le grincement lourd et sinistre de la porte résonna de nouveau. Près de moi, Grenat sursauta, une main sur son cœur ; nous nous tournâmes tous et toutes vers les nouveaux venus.
Ou plutôt les nouvelles venues. Car c’étaient des Dames qui nous rejoignaient ainsi.
D’abord, il n’y eut que trois jeunes filles qui sortirent de l’ombre. Leurs pelages d’opale jetaient des éclats changeants dans la frêle lueur des lampes. Trois autres suivirent, puis un groupe de six ou sept… Et bientôt, tout un troupeau nous fixa en silence, serrées les unes contre les autres, comme un reflet de notre clan. Il y avait là tous les âges. La plus jeune n’avait guère plus de douze ans ; elle se serrait contre une aïeule courbée.
Comme Auroq se contentait de les contempler, l’expression étrangement émue, je pris ma voix de Dame.
– Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
Une adolescente s’avança. Elle n’avait pas plus de quatorze ou quinze ans, mais des cernes creusaient son visage et ses yeux semblaient beaucoup plus vieux.
– C’est monsieur Asteior qui nous envoie, dit-elle d’une voix rauque et grave.
Je haussai les sourcils. Monsieur ?
– Vous êtes plus nombreuses que je le pensais, dit enfin Auroq. (Il les dénombra du regard.) Votre fuite est passée inaperçue ? Personne ne vous a suivies ?
– Je ne pense pas. Nous avons fait de notre mieux. (Elle détourna les yeux.) Nous aurions dû être encore plus nombreuses… Mais certaines n’ont pas pu… Certaines passaient la nuit avec des Ours, et monsieur Asteior n’a pas pu aller les chercher.
« Passaient la nuit ». La répugnance me noua la gorge. Je croisai le regard d’Auroq. Elles viennent avec nous ? Il hocha la tête.
– Je suis désolée, monsieur Auroq, chuchota l’adolescente en s’inclinant.
– Désolée de quoi ? Il n’y a pas à être désolée. Et par la grâce de la Maison, cesse de me donner du monsieur ! C’est bon pour Paz, Roc et les autres.
Il se tourna vers nous, croisa les bras.
– Écoutez-moi toutes. Ce sera l’aube dans peu de temps. Les miens dorment à cette heure ; nous allons descendre au rez-de-chaussée et sortir côté Est.
Je fus surprise par son aplomb, par son visage calme et inflexible. Peut-être l’aurais-je appelée monsieur moi aussi, si j’avais eu l’âge de cette fille, si je n’avais pas grandi à une époque où régnaient les Dames.
– Notre objectif est d’atteindre la forêt.
– L’exploitation forestière ? précisa Hatsu d’une voix incertaine.
Auroq la fixa droit dans les yeux.
– Il n’y a plus d’exploitation forestière. Plus depuis quinze ans.
Elle accusa le coup. Elle ne fut pas la seule. C’était une chose de savoir que le monde a changé ; ç’en était une autre de se le voir asséner ainsi.
– Nous allons partir. Restez près de moi. Marchez le plus silencieusement possible. Picta… (Son regard se réchauffa quand il le posa sur moi.) Je ne peux pas te porter cette fois. J’aurai besoin de toutes mes forces si quelqu’un nous découvre.
Plus de quarante ou cinquante regards convergèrent vers moi.
– Je marcherai.
Je déchirai un bout de soie dans une teinture usée qui pendait devant une alcôve, puis le nouai au bout de ma canne. Il en étoufferait le son.
– Muto, poursuivit Auroq. Tu passes devant. Je les encadre derrière.
Son neveu hocha la tête et se glissa souplement dans le couloir, ses yeux vifs surveillant les alentours déserts. Auroq soupira :
– Jusque-là, Asteior a fait du bon boulot. Espérons que ça dure. Il nous rejoindra en bas… si tout se passe bien. Et s’il le veut, surtout.
En entendant son nom, Grenat sembla s’éveiller un peu.
– Il faut qu’il vienne avec nous, il ne peut pas… il ne peut pas rester là…
– Il fera ce qu’il aura envie de faire, rétorqua sèchement mon Ours. S’il se montre idiot avec Paz, il crèvera peut-être dans un coin. Et la Maison sait qu’il est idiot quand il est triste…
Ma sœur se recroquevilla. Hazi lui toucha l’épaule, avant de lui prendre le bras.
– Viens, Maman. Faisons ce qu’il dit.
Sur un signe d’Auroq, nous sortîmes de la grande salle pavée de bois. Silencieuses, serrées les unes contre les autres, nous nous enfonçâmes dans les profondeurs obscures de la Maison.
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