Le premier jour du reste de ta vie
L’arôme du café dégage des notes chaudes, boisées, légèrement amères, avec des nuances toastées et chocolatées. En humant cette odeur réconfortante, Cédric se demande s'il a mis dans le mixeur les grains d'Éthiopie ou d'Indonésie
Il est assis comme tous les vendredis sur la chaise du salon, devant la table à manger sur laquelle est installé son ordinateur portable professionnel. Une tasse à café chaude est posée sur la table, d’où s’échappe une légère fumée blanche.
Une journée où il vaut mieux rester à l’intérieur, se dit-il en regardant la porte-fenêtre trembler sous l’effet du vent. Heureusement, c’est ma journée de télétravail.
Au moment où il s'apprête à saisir sa tasse, Cédric remarque qu’une fenêtre, virtuelle cette fois, s’ouvre en bas à droite de son écran d’ordinateur lui annonçant la réception d’un email de la part de son employeur. Comme un jeu, il passe le pointeur de sa souris à plusieurs reprises sur la fenêtre, mais l’intitulé ne semble laisser que peu de doute quant au contenu. Cédric sent une pointe de nervosité l’envahir et hésite de longues secondes avant de cliquer dessus, comme s’il souhaitait retarder une échéance inévitable.
Il passe les minutes suivantes à scruter chaque mot, chaque paragraphe, comme si un doute subsistait encore. Après plusieurs relectures, il finit par accepter que ce message lui annonce la suppression de son poste.
Sa première réaction prend la forme d’un large sourire. Un sourire nerveux. Cette annonce lui rappelle un film dont le titre lui échappe, où l’on compare une entreprise à une montgolfière. Pour s’élever, elle doit lâcher du lest et Cédric réalise soudain qu’il devient un poid inutile dont il faut se débarrasser.
Durant les mois qui suivent, les émotions de Cédric oscillent entre soulagement et angoisse.
Par moments, il se sent plus léger, comme débarrassé d’un fardeau. Il repense alors sévèrement à ce travail qui a occupé une grande partie de sa vie. Bien qu’il ait du mal à en parler au passé, il se sent rassuré de savoir qu’il est désormais licencié, comme si cela lui offrait une occasion de faire le point sur sa vie. Finies les réunions d’équipe tous les lundi matin, où chaque collaborateur prenait la parole pour expliquer les priorités du moment. Finies les demandes par email à traiter en urgence. Finies les commérages à la machine à café. Finies les longues présentations trimestrielles de l’équipe de direction pour expliquer la stratégie à venir.
Puis, à d'autres moments, l'angoisse le rattrape. Sans prévenir, une sensation de vide intérieur le saisit régulièrement et le plonge alors dans un profond désespoir. Se retrouver privé d’activité, lui donne l’impression d’être déconnecté de ce monde.
Alors, instinctivement, il s’accroche à ce travail qui a forgé une part de son identité pendant tant d'années. Comme si l'absence de ce repère le privait d'un pan de sa personnalité. Pire, il se rend compte qu’il se présentait aux autres à travers son travail. La question qu’il se pose maintenant est : qui est-il vraiment sans ce titre ou sans cette étiquette ?
Face à ce choix qu’il ne veut pas comprendre, il opte pour ce qui semble être une évidence : retrouver un travail similaire à celui qu'on vient de lui enlever.
Les jours, semaines et mois à venir vont être rythmés par la même mélodie monotone : connexion sur internet dès l'aube, exploration de divers sites d'offres d'emploi, réponses aux annonces qui semblent sortir du lot, prises de contact avec des chasseurs de têtes et cabinets de recrutement spécialisés. De temps en temps, Cédric est convoqué pour un entretien, même s'il ne parvient jamais vraiment à se projeter. Chaque tentative sera suivie d’une réponse négative et chacune lui procure la sensation d’avoir échoué.
Ce tourbillon routinier l’emporte, l’aspire et draine ses forces. Son esprit semble séparé de son propre corps, qui agit tel un automate.
C’est sur ce triste constat qu’un jour d’automne, Cédric décide de rompre la monotonie et de prendre l’air en déambulant dans les rues de la capitale. C’est parfois dans ce genre de circonstances qu’on peut être amené à faire de belles rencontres.
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