La Quête de l’Authenticité
Cédric arrive au square Georges Cain en milieu d’après-midi, avec l’impression de revivre la même journée qu’hier. Après avoir poussé le portillon, il se dirige d’un pas pressé à l’intérieur de l’enceinte, jette un premier regard en direction du banc puis autour de la place circulaire…il n’y a personne.
Il se laisse alors tomber lourdement sur l’assise du même banc avec une pointe de tristesse et de solitude familière. Il sent le bois rugueux sous ses mains, un peu froid au contact, ce qui rappelle la baisse des températures ces derniers jours.
C’est à ce moment précis qu’il entendit une voix familière :
— Bonjour Cédric ; je vous retrouve dans la même position qu’hier et sur le même banc, à croire que nous revivons vous et moi la même journée !
Surpris mais aussi heureux de revoir Zorba se tenir devant lui, Cédric préfère cacher ses émotions et montre à la place un air faussement détaché.
— Ce ne peut-être la même journée car j’ai déjà tellement repensé à ce que vous m’avez dit hier, rétorque-t-il.
— Voyez-vous cela ? Je suis ravi que la petite graine commence à porter ses fruits.
Les mains dans les poches de sa veste, Zorba s'assoit à côté de Cédric et observe les feuilles qui n’arrêtent pas de tomber.
— Parmi nos échanges d'hier, qu’est ce qui a retenu le plus votre attention, Cédric ?
— Bah, déjà pour commencer, comment connaissez-vous mon prénom ?
Zorba sourit puis répond :
— C’est ça qui vous intrigue ? Ce prénom vous intéresse-t-il vraiment plus que tout le reste ?
Il laisse planer un silence contemplatif avant d’ajouter dans un soupir résigné :
— Disons que certains prénoms s’accordent mieux à certains visages.
Cédric s’abstient de tout commentaire, se contentant d’observer Zorba qui, comme hier, se frotte la barbe du menton.
— Plus sérieusement, jeune homme, qu’est-ce qui vous a le plus travaillé ? Autrement, je doute que vous soyez revenu, n’est-ce pas ?
La gorge nouée, la voix tremblante et les mains posées sur ses genoux comme un écolier récitant sa leçon, Cédric répond :
— J’ai l’impression d’être comme une coquille vide, qui ne ressent pas ses émotions, qui n’a pas conscience que sa vie est un bordel sans nom et maintenant se pose des milliers de questions.
Cédric tourne la tête en direction de Zorba en l’attente d’une question, mais ce dernier reste imperturbable, comme s’il attendait que Cédric développe davantage son ressenti.
— Et puis, l’idée d’avoir fait un travail qui ne m’a jamais rendu heureux ; c’est comme si je venais de réaliser être passé à côté de ma propre vie !
Zorba s’assit plus confortablement, le regard fixé sur son voisin.
— Hier, vous me disiez avoir 45 ans passé….Il ne poursuit pas sa phrase, comme si tout avait été dit. Quelques secondes s’écoulent, avant d’ajouter d’une voix plus grave : Connaissez-vous la pénicilline, Cédric ?
Les yeux de Cédric s’ouvrent d’étonnement comme s’il tentait de discerner le véritable sens de la question.
Sans attendre la moindre réponse de sa part, Zorba poursuit sur sa lancée :
— La pénicilline a été découverte par une certain Alexander Fleming alors âgé de 47 ans. Il avait presque un demi siècle quand il a fait cette découverte. Et je parle d’une découverte majeure qui a profondément révolutionnée le traitement des maladies infectieuses et à permis de sauver des millions de vies. Imaginez un seul instant si Alexander avait eu le même sentiment que vous à votre âge en décidant de ne pas poursuivre ses efforts ?
Perdu dans ses pensées, Cédric entend :
— Je vous parle de la médecine comme j’aurais pu vous parler d'entrepreneuriat ; car au fond, ce qui importe, c’est la persévérance et la passion, quel que soit le domaine.; tenez : aimez-vous les fast-food ?
Décontenancé par la conversation, Cédric préfère rester silencieux.
— Moi non plus, ajoute Zorba. C’est gras, ça sent pas bon et vous avez encore une faim de loup une heure après !
Cédric, plus perdu que jamais, ne comprenait toujours pas où Zorba voulait en venir.
— Et je ne parle pas de burger, ajouta Zorba en le regardant fixement dans les yeux, comme s’il pouvait lire ses pensées. Un certain Harland Sanders a créé la chaîne Kentucky Fried Chicken, ou KFC pour les intimes, alors âgé de 65 ans. Personnellement, je trouve cela fascinant. Non pas que quelqu'un ait eu l’idée de faire de la friture de poulet mais que deux inconnus en parlent encore 70 ans plus tard !
D’une voix plus calme et posée, il reprend :
— Vous savez, Cédric, la valeur n’attend pas le poids des années. Il est toujours temps de se réinventer et malgré votre âge, qui pour moi est fort jeune, vous avez encore largement le temps de trouver votre propre chemin.
— J’aimerais tant avoir votre optimisme, Zorba. Tout parait tellement simple et évident pour vous mais…
— Mais quoi ?, interrompt Zorba. Vous êtes encore en train de douter, Cédric ! Vous seul avez la possibilité de trouver une voie qui fasse un sens à votre vie. Rassurez-moi, vous avez des envies, des passions, des hobbies, Cédric ?
— Oui, bredouille-t-il, un peu vexé par la question.
— Eh bien, allez-y, donnez-moi un exemple d’activité qui vous transporte...qui vous donne vraiment le sentiment de vivre pleinement ?
Cédric hésite entre réfléchir à une réponse sincère, guidée par une véritable passion, et céder à l'impulsion de répondre rapidement. Après quelques secondes, qui lui semblent une éternité, il finit par lâcher :
— J’aime écrire des histoires.
— Ah c’est très bien ça. Écrire des livres, des romans, vous voulez dire ?
Visiblement gêné, Cédric répond :
— Et bien disons que je n’ai jamais écrit le moindre livre mais ce serait une grande fierté d’aller jusqu’au bout.
— Peut-être que l’écriture est votre truc, en ce cas mon jeune ami. Mais pour le savoir, lancez-vous et mettez-vous à écrire. N’est-ce pas merveilleux ? : vous pouvez tout faire si vous le voulez vraiment !, s’exclame Zorba.
Un rai de lumière aveugle soudain Cédric qui cligne des yeux ; un rayon de soleil transperce le voile nuageux qui recouvrait le ciel. Le square se pare d’une clarté nouvelle qui le rend plus accueillant et même les feuilles qui tombent ont un aspect plus rassurant.
Indifférent au changement qui se produit dans le ciel, Zorba continue, perdu dans ses pensées :
— Ce que je veux dire Cédric, c’est de vivre votre vie selon vos propres valeurs et désirs, plutôt que de vous conformer aux attentes des autres. Je vais surement paraître vieux-jeu en disant ça mais être authentique fera de vous un révolutionnaire contre l’absurde !
— Un révolutionnaire ?, rétorque Cédric qui a manifestement du mal à suivre là où veut en venir Zorba.
— Vous trouvez cela exagéré ? Peut-être… mais pensez à combien de vies sont gâchées par la conformité, par la peur de déplaire ou de ne pas être à la hauteur. Ce que j’essaye de dire, Cédric, c’est qu’être authentique, c’est être fidèle à soi-même, à ses désirs et ses valeurs, sans céder aux pressions extérieures.
Zorba lance un coup d'œil discret pour s’assurer que son voisin de banc est toujours à l’écoute. Il ajoute d’une voix moins rapide comme s’il pesait chaque mot qui sortait de sa bouche:
— Vous avez le choix entre revivre la même vie qu'auparavant avec sa douceur monotone ou bien expérimenter d’autres vocations avec leurs vibrantes intensités.
Cédric est profondément captivé par le discours de Zorba, lequel enchaîne toujours sur le même ton :
— Beaucoup d’entre nous ont oublié ce qu’être authentique signifie car nous sommes tous accaparé par le poids des normes sociales et le regard de nos proches. Il n’y a qu’à compter le nombre de gauchers contrariés pour s’en rendre compte.
Zorba fait une pause de quelques secondes, puis conclut, un grand sourire sur son visage :
— Et je ne dis pas cela parce que vous êtes gaucher, Cédric !
Cédric sursaute, surpris que Zorba ait remarqué ce détail.
— Qu’est ce qui vous fait croire que je ne suis pas droitier ?
Le visage de Zorba s’illumine de nouveau, puis il répond avec un air faussement flegmatique :
— Votre créativité et pensée divergente m’ont inspiré cette réponse, Cédric.
Celui-ci lève les yeux au ciel et préfère ne pas relever davantage cette nouvelle boutade. Après une grande inspiration, il poursuit :
— En admettant que je comprenne ce que vous dites... On subit tous des pressions, des attentes de nos proches, sans parler des réseaux sociaux. Difficile de croire qu’on puisse changer de vie quand on veut, sans conséquences. Et puis, l’argent… Je me vois mal dire à mon banquier que je laisse tout tomber pour écrire. Pas sûr qu’il soit aussi passionné par la liberté que vous.
— Je ne dis pas de tout laisser tomber du jour au lendemain, ce serait irresponsable. La vraie liberté, Cédric, c’est d’admettre qu’on a le choix, et de le préparer, pas de foncer tête baissée. La transition vers une nouvelle vie peut se faire progressivement, le plus important est d’être en opposition à la mauvaise foi ; par exemple, si une personne continue de porter une paire de chaussures deux tailles trop petites, celle-ci est de mauvaise foi. Elle se ment à elle-même et s’emprisonne dans une situation inconfortable par peur de chercher ailleurs.
— Je vois….donc si je comprends bien, une personne qui se convainc de continuer un travail qui ne la satisfait pas devient elle aussi de mauvaise foi ?
Zorba étire ses bras au-dessus de sa tête, se cale paisiblement contre le dossier du banc, puis répond simplement avec un large sourire de satisfaction :
— C’est vous qui l’avez dit, Cédric.
— Et en admettant que j’adhère à cette théorie, comment me conseillez-vous de la mettre en pratique, Monsieur le Professeur ?
Zorba sourit devant l'assurance croissante de Cédric et se frotte le menton avant de répondre, pensif :
— C’est une très bonne question. Je n’ai pas réponse à tout mais…je recommanderais dans un premier temps d’accepter l’idée que vous êtes condamné à être libre.
— Hein ?, lui lance Cédric instinctivement.
Soudainement, surgit de nul part dans le square une dame élégante, revêtue d’un cardigan coloré, une jupe plissée noire et grise et portant à bout de doigt un sac en plastique rempli de croûtons de pain. Elle s’en va réaliser sa routine de l’après-midi en donnant à manger aux pigeons de la capitale. Elle n’adresse aucun regard aux deux protagonistes du banc et distribue mécaniquement la nourriture attendue par les volatiles affamés.
Tout en suivant la scène du regard, Zorba reprend d’un murmure comme s’il ne voulait pas que la dame entende :
— Ce que j’essaye de vous dire c’est de ne pas vous cacher derrière un idéal social ou encore derrière les attentes de vos parents ; soyez authentique, soyez vous-même.
Cédric se surprend à répondre à Zorba en chuchotant lui-aussi :
— Je ne veux pas paraître buté ni fermé au changement, mais… ce que vous me demandez me semble impossible ; vous me demandez d’être moi alors que je ne sais même pas qui je suis. Je doute sans cesse de ce que je fais, de ce qui est bien ou mal, lâche Cédric d'une traite, comme s’il tentait de se convaincre que l’immobilisme est la seule option.
— Tiens, par exemple, quand j'ai dû choisir un cadeau pour l'anniversaire de mon père, j’ai hésité pendant des heures. Je me demandais si ce livre que j’avais repéré lui plairait vraiment, ou si je devais plutôt lui acheter une bouteille de vin, plus classique. Je me disais : ‘Est-ce que le livre montre que je le connais bien, ou est-ce que ça va juste lui paraître ennuyeux ?’ Finalement, j'ai pris la bouteille, mais même en la lui offrant, j'avais ce sentiment d’avoir peut-être fait le mauvais choix, comme si quoi que je fasse, ça ne suffisait jamais."
Zorba hoche la tête sur le côté, fronce les sourcils, puis ajoute sur un ton réprobateur :
— Votre problème, Cédric, c’est l’importance que vous accordez au poids du regard des autres et ce serait bien que vous appreniez à vous en affranchir. Vous vous emprisonnez dans une image, vous réduisant à ce que son regard voit de vous. Pour en revenir au choix du cadeau pour votre père, il suffit tout simplement de vous détacher de l’obsession de lui plaire à tout prix.
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