La Peur de l’Abandon
Zorba est arrivé le premier et attend Cédric positionné près de la place circulaire. Il se frotte les mains pour les réchauffer. Lorsqu’il aperçoit Cédric ouvrir le portillon, il lui lance un bonjour énergique de la main.
Cédric pose sa main sur la poignée de la porte du square et observe attentivement Zorba tout en mouvement, se frictionnant les paumes des mains. Il répond à son bonjour d’un hochement de tête avec un sourire.
Arrivé à sa proximité, Zorba lui demande s’il ne préfère pas s’installer au chaud dans un café plutôt que de rester dans le square se transformer en esquimau. Cédric trouve la comparaison amusante et répond par l'affirmative.
Les deux compères avancent d’un même pas dans les rues du Marais. Ils descendent la rue Payenne, remontent la rue des Francs Bourgeois puis se retrouvent nez-à-nez devant un bistrot à la devanture accueillante : Chez Camille. Zorba ouvre la porte le premier et demande à un serveur s’ils peuvent s’installer pour boire un verre.
Dès que la porte s’ouvre, une chaleur réconfortante les enveloppe en signe de bienvenue.
Cédric découvre un bistrot classique de la capitale, de ceux qui ont tendance à progressivement disparaître au profit des Starbuck, Prêt à Manger et autres chaînes de fast-food américain. La décoration du lieu est chaleureuse : sol en marbre avec damiers, banquettes rouges et chaises en bois, des ardoises de tailles diverses affichant le menu, des colonnes de pierre brute contrastant avec le style de la décoration et un bar en bois massif, tout en longueur.
Bien que quelques tables seulement soient occupées, essentiellement par des touristes de passage, le brouhaha des conversations emplit et résonne à l’intérieur du lieu. Une odeur persistante de café envahit l’espace, lui donnant un air encore plus cosy et réconfortant
Zorba semble évoluer en terrain connu et se dirige instinctivement vers le fond de la salle principale, constituée d’un grand miroir qui occupe l’intégralité du mur ainsi que d’une longue banquette de cuir rouge. Il s’installe de lui-même sur celle-ci en regardant Cédric avec son sourire malicieux; lui disant :
— C’est le seul avantage des personnes plus âgées ; elles peuvent choisir où s’asseoir.
N’ayant d’autre choix, Cédric s'assoit face à Zorba et retire son manteau pour l’installer soigneusement sur le dossier de sa chaise. En relevant les yeux, il remarque son propre reflet dans dans le grand miroir qui lui fait face.
Le fait de voir son visage tout en parlant à Zorba lui procure une sensation désagréable, comme s’il était doublement observé : par Zorba et par une partie de lui-même. Cette sensation le transporte à l’époque de son précédent travail, où, chaque Lundi à 10:00 pétante, il se connectait sur l’application Zoom pour la réunion hebdomadaire d’équipe. Qu’il le veuille ou non, chaque réunion lui laissait la même impression oppressante : celle d’être observé de manière intrusive par plusieurs paires d’yeux sur son écran d’ordinateur. Mais il était également confronté à son propre reflet, comme un juge silencieux qui le scrutait avec sévérité.
Zorba le regarde attentivement, les coudes sur la table, les mains croisées et son menton posé dessus, ce qui ajoute à la gène de Cédric. Puis il lui demande :
— J’ai réfléchi à ce que vous disiez hier, commence Zorba, ses mots résonnant doucement dans l’atmosphère feutrée du café. Vous parliez de ce besoin de validation qui semble tant vous peser. Il marque une pause, observant Cédric avec une bienveillance teintée de curiosité. Puis, avec une douceur presque imperceptible, il ajoute : Ce besoin, pensez-vous qu’il cherche à combler quelque chose de plus profond ? Une absence, peut-être ?
— Une absence ? répète Cédric, fronçant légèrement les sourcils, comme s’il cherchait à saisir une idée qui lui échappait encore.
— Oui, une absence qui peut parfois prendre la forme d’un sentiment d’abandon, répond Zorba avec douceur. Vous savez, ce genre de sensation qui s’imprime en nous, alors que bien souvent nous n’en avons pas conscience.
Zorba marque une pause, laissant le silence envelopper ses paroles avant de continuer :
— Ce besoin de validation dont vous parliez… peut-être est-il lié à cette peur de revivre cet abandon, réel ou imaginé. Une peur qui nous pousse à chercher sans relâche des signes d’acceptation…
— Quoi ?, le coupe sèchement Cédric. Je ne vois même pas le rapport. Où voulez-vous en venir ?
Zorba tente de reprendre la main sur l’échange et avance avec une voix douce :
— Ne vous méprenez pas, tout le monde à peur d’être abandonné, mais…il semblerait que certaines personnes plus que d’autres. J’aimerai creuser un peu plus cet aspect là de votre personnalité parce que j’ai l’intime conviction qu’atténuer votre peur de l’abandon pourrait vous aider dans votre démarche d’authenticité.
— C’est bien la première fois que j’entends parler de ça. C’est ridicule, surtout à mon âge ; vous imaginez une personne de 48 ans qui a peur d’être abandonnée ? Ce n’est pas sérieux, Zorba !
Un ange passe. Les deux protagonistes se regardent, ne sachant plus trop comment poursuivre la conversation. C’est à ce moment là que surgit un serveur pour prendre la commande. Zorba l’interroge sur les différents thés proposés et finit par choisir un thé de Ceylan. Cédric quant à lui opte pour un cappuccino.
Zorba tousse légèrement, comme pour dégager sa voix avant de poursuivre :
— La peur de l'abandon peut avoir plusieurs origines qui sont souvent liées à des expériences de vie précoce. Quand je vous entends expliquer votre impression d’être rejeté par votre entourage, notamment lors de prise de décisions, je pense immédiatement à la peur de l’abandon. Dans votre cas, c’est, je pense, peut-être exacerbé par votre manque de confiance en vous.
Cédric renforce la position de son dos contre le dossier de sa chaise, à tel point qu’on peut entendre un léger craquement.
— Très sincèrement, je ne vois pas pourquoi j’aurai peur d’être abandonné, Zorba. Tout ce qui remonte à mon enfance est oublié…et puis, encore une fois, à mon âge l’impression d’abandon ne m’évoque vraiment rien du tout.
— Vraiment ? rétorque Zorba du tac-au-tac. D’une voix plus ferme, il poursuit : Et si je partais maintenant, sans même vous dire au revoir, sans aucune explication, vous laissant seul dans ce restaurant... Comment vous sentiriez-vous, Cédric ?
Ce dernier est piqué au vif. Visiblement, il ne s’attendait pas à cette remarque de la part de Zorba, qu’il prend comme une attaque personnelle. Il est déstabilisé au point de ne plus contrôler certains muscles de son visage, qu’il essaye de contracter en se mordant l’intérieur des joues. Surtout, il est surpris de sa propre réaction, éveillant en lui une curiosité inattendue à propos de la peur de l’abandon.
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