l’Echo du Passé
il est rappelé à la réalité du moment lorsqu’il entend Zorba poursuivre d’une voix cette fois plus douce :
— Soyez rassuré, Cédric, jamais je ne pourrais faire cela.
Zorba le regarde en fronçant légèrement les sourcils. Apparemment quelque chose semble se matérialiser au plus profond de l’être intérieur de Cédric.
— Que se passe-t-il ? J’ai l’impression de voir une émotion sur votre visage.
— Rien, un vieux souvenir, cela n’a aucune importance, lui répondit Cédric d’un air visiblement contrarié.
— Au contraire, cela a toute son importance, dit Zorba en lui coupant la parole.
Plutôt que de répondre, Cédric regarde de manière attentive le lieu où il se trouve, comme s’il essayait de davantage s’en imprégner. Cette atmosphère intimiste, rétro où règne en maître le bon vivant le transporte bien malgré lui une trentaine d’années en arrière, lorsqu’il déjeunait parfois avec son père le samedi midi.
Le temps se détend tel un ressort sur lequel on tire et il se retrouve bien malgré lui transporté à cette époque lointaine. Il avait 14-15 ans, ses parents venaient de se séparer et ce déjeuner épistolaire était le seul moment où il pouvait retrouver ce père qu’il n’a jamais vraiment connu. Une lente et douce nostalgie le prend aux tripes ; il sait pertinemment qu’il ne pourra jamais revivre ce moment et pourtant il est comme transporté en arrière par le décor de Chez Camille.
Zorba semble déceler la fragilité apparente de Cédric et pour le ramener à la réalité, lui glisse :
— Êtes vous déjà venu ici auparavant ?
— Je ne crois pas, mais ce restaurant me rappelle étrangement un autre endroit où j’allais mangé il y a très longtemps. Ça doit-être liée à la décoration ou à une odeur de cuisine, qui sait.
A peine Cédric a-t-il fini sa phrase que le serveur surgit de nulle part avec un grand plateau rond porté à bout de doigt sur lequel sont posées les boissons. Il sert Zorba en premier avec le service à porcelaine : une grande tasse vide puis la théière remplie d’eau chaude. Ensuite arrive le tour de Cédric avec son cappuccino. Le serveur disparaît puis revient quelques secondes plus tard, muni cette fois-ci d’une boîte élégante. Il s’approche de nouveau de Zorba et ouvre celle-ci religieusement. Il s’agit de la boîte à thé. Zorba regarde attentivement la sélection, félicite le serveur du choix proposé et dirige sa main vers un sachet à thé de Ceylan, fidèle à son premier choix.
Cédric regarde distraitement son cappuccino puis se décide finalement à prendre la parole :
— Suite à la séparation de mes parents, je venais parfois retrouver mon père dans un restaurant. Toujours le même endroit, situé proche de son bureau. Et très souvent le même jour : le Samedi midi après son travail. Ce déjeuner était le seul moment où je pouvais le voir. J’étais alors ado et je me revois encore souriant et content à l’idée de passer un peu de temps avec lui…et ça ne loupait jamais, à chaque fois je le retrouvais entouré de plusieurs de ses amis ou collègues de travail. Je crois bien qu’il n’y pas eu une seule fois où j’ai pu partager un moment en tête à tête avec mon propre père.
Une vague d'émotions intenses le submerge, remontant soudainement et de manière incontrôlée vers sa gorge qui se serre de plus en plus fort.
Après s’être frotté machinalement les yeux à l’aide de son avant-bras, il tente de reprendre le fil de son histoire lorsqu’il capte le regard doux et amical de Zorba. Il poursuit péniblement sa phrase, comme si les mots avaient du mal à sortir de sa propre bouche :
— Le plus amusant dans cette histoire, c’est que j’ai toujours estimé être le fautif. J’imaginais que mon père devait certainement avoir quelque chose à me reprocher puisqu’il n’avait jamais un moment à m’accorder.
Cédric marque une pause, et récupère une partie de la mousse de son cappuccino à l’aide de la cuillère. Zorba en profite pour servir de l’eau chaude dans sa tasse afin d’infuser le sachet de thé. Les deux protagonistes restent ainsi silencieux quelques instants comme s’il s’agissait de l’entracte d’une pièce de théâtre qui se joue dans le tumulte du restaurant.
— Avec le recul, j’ai probablement intériorisé le fait d’être à l’origine de la séparation de mes parents…puisque je n’étais pas suffisamment intéressant pour qu’il veuille passer du temps seul avec moi. Et puis, il est parti sans une explication ce qui a certainement amplifié un sentiment de culpabilité de ma part.
Cedric se fige un moment, les mains posées sur les genoux, qu’il serre très fort comme s’il essayait de canaliser et contrôler ses émotions.
— Si c’est cela la peur de l’abandon dont vous faites référence, alors en effet je pense avoir un certain passif à ce sujet, ajoute Cédric comme s’il essayait de conclure quelque chose qui ne peut l’être.
Face à l’intensité de l’émotion générée par ce discours, Zorba préfère marquer un long silence qu’il juge nécessaire et salvateur.
Une longue minute plus tard, il essaye d’argumenter sa réflexion :
— Ce qui est fait est fait Cédric et je compatis à ce que vous avez dû endurer étant adolescent. Vous n’avez reçu que la distance et la froideur d’un père alors que vous n’attendiez que sa présence et son attention.
Puis il ajoute :
— Et du côté maternel,...?
Cette discussion ressemble à des montagnes russes pour Cédric. Parler de son père est déjà un ascenseur à émotions, mais évoquer sa mère lui donne la sensation d’un véritable roller coaster. Il marque de nouveau une pause tandis qu’un tourbillon de souvenirs l’assaillent : son enfance, son père et maintenant sa mère. Lui revient alors à l’esprit une grande maison, jolie d’extérieure mais froide et silencieuse à l’intérieur. Un salon immense mais sombre, avec un sol en marbre, agrémenté de vieux meubles sans vie. Le silence pesant n’était alors entrecoupé que par le piaillement de la télévision. Une maison vide d’émotions dans laquelle Cédric à grandi avec une sensation de solitude, d'incompréhension et d’individualisme. Le départ du père a probablement renforcé l’intensité de ces sensations et cet environnement à dû participer à la construction de Cédric pour en faire l’individu qu’il est aujourd’hui.
Cédric à l’impression d’être assis sur une chaise à voyager dans le temps. L’espace d’un instant, il à l’impression d’être parti dans cette grande maison qui lui évoque la tristesse, lorsque le brouhaha du restaurant le ramène progressivement à la réalité du présent. Cette transition se fait lentement, un peu à l’image d’un film en slow motion, qui s’accélère d’un coup.
Il lui faut quelques secondes pour reprendre ses esprits et se rappeler où il est. Les bruits, les odeurs et la lumière du lieu le ramènent progressivement dans le temps présent. Zorba ne le quitte pas du regard, tout en goûtant son thé par petites aspirations, comme s’il assistait à la projection d’un spectacle.
La voix tremblante, Cédric essaye de répondre à la question de Zorba :
— Ma mère…je crois qu’elle ne s’est jamais vraiment remise du départ de mon père. Depuis ce jour, elle s'est repliée sur elle-même, éloignée du monde puis….
Cédric à bien du mal à terminer sa phrase mais il se force à reprendre le dessus, un peu comme si aller au bout des mots allait la ramener à côté de lui :
— Puis elle s’est isolée du monde extérieur, se laissant mourir à petit feu, plongée dans la dépression et l'alcoolisme. Quelques années plus tard et atteinte d’un cancer incurable, elle a expiré une dernière bulle de vie devant moi. Ce jour-là, en assistant à ce dernier soupir, j’ai ressenti l’abandon pour une deuxième fois.
Depuis des années, Cédric avait enfoui ses souvenirs au fond d’un coffre, qu’il avait soigneusement fermé à double tour. Au-delà de l’émotion et de la tristesse qu’il ressent, cet échange intense avec Zorba lui fait subitement comprendre qu’il a grandi bien seul durant toutes ces années dans cette grande maison, entre un père absent et une mère enfermée dans la dépression. Il ressent à cet instant précis de la mélancolie. Il a aussi la désagréable impression de se sentir détaché de lui-même, comme si son esprit se dissociait de son propre corps. Puis une tristesse profonde l’envahit, le transperce au niveau de la zone épigastrique, le vidant littéralement de l’intérieur. Cette tristesse laisse bientôt place à une autre émotion, plus familière, plus vive : la colère. Une colère sourde, née du gâchis, alors que tout était là, en place, pour construire une si belle vie en famille.
Pendant que Cédric reprend peu à peu ses esprits, Zorba repose sa tasse sur la coupelle et se met à observer Cédric comme s’il attendait le bon moment, avant d’ajouter :
— Je suis vraiment navré d’entendre tout cela Cédric. Ce petit garçon en vous doit se sentir bien seul, mais tout ceci n’est évidemment pas de votre faute. Vous ne pouviez pas sauver votre maman de la dépression et ce n’est certainement pas de votre faute si votre père n’a jamais su répondre à vos attentes. Il va surement vous falloir du temps pour faire rayonner cette vérité en vous mais ensuite je suis persuadé que vous pourrez davantage vous affranchir de la tristesse que vous ressentez.
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