Le Défis
L'étonnement de Cédric augmente d'un cran face au discours simple mais direct de cet inconnu, tandis que les gestes amples de ce dernier, tels ceux d'un chef d'orchestre, traduisent une assurance inébranlable. Le silence perdura quelques secondes, mais Cédric ne s’en échappa pas. Il savait qu’il allait avoir du mal à se débarrasser de cette proposition.
Il finit par lui répondre, d’un ton monotone et résigné :
— Et bien, si vous tenez absolument à le savoir, je pensais à ma recherche d’emploi.
— Ha, Je comprends. Et quel travail faisiez vous avant ?
Après une pause de quelques secondes et n’obtenant toujours pas de réponse, le visage du vieil homme s'illumine d’un sourire facétieux, puis il finit par ajouter :
— J’imagine que vous n’étiez pas testeur de bancs dans votre précédente vie professionnelle ?
Par politesse plus que par envie, il finit par répondre, tout en se frottant la nuque :
— Eh bien... je travaillais sur des fichiers, des tableaux, des chiffres que les entreprises utilisent pour... euh... se transformer. Je passe beaucoup de temps devant l’écran, c’est surtout des rapports et des prévisions, mais parfois je me demande même si quelqu’un les lit vraiment.
L’étranger du square écoute, l'air pensif, et demande simplement :
— Et ça s'appelle comment, ce travail ?
— Ah oui, excusez-moi, c’est vrai que ça reste un peu flou... même pour moi, répond Cédric avec un léger rire nerveux. J’étais consultant en transformation digitale.
Silence. Le vieil homme répète lentement, presque en murmurant “consultant en transformation digitale”, comme si cela évoquait un titre mystérieux qu’il cherchait à décoder. Puis, sans crier gare, il reprend son inquisition, sur un ton cette fois plus animé :
— Et dans votre recherche d’emploi, vous ciblez le même genre de poste ou vous cherchez quelque chose de nouveau ? J’espère ne pas être trop indiscret... c’est juste de la curiosité de vieux, sourit-il.
— Je... j'avoue que je n'ai jamais envisagé de faire autre chose...
L’inconnu l'interrompt doucement :
— En ce cas, tout va pour le mieux, n’est-ce pas ? C’est vrai que continuer dans la même voie est souvent l’option la plus…
Il hésite, réfléchit quelques secondes, puis conclut :
— Confortable ? Et je suppose que ce travail doit avoir son lot de satisfactions, non ?
Arc-bouté contre le dossier du banc, bras croisés contre le torse avec un regard plus fuyant qu’à l’accoutumé, Cédric répond, sur la défensive :
— Je ne pense pas être la seule personne à avoir un travail vide de sens, dans un bureau et derrière un ordinateur. Mais bon, ça reste quand même bien payé.
— Je vois. Ça ne doit pas être si facile de faire un travail bien rémunéré, ajoute-t-il avec un léger sourire en coin de bouche. Puis il reprend : Mais cette recherche d’emploi alors… ça avance comme vous voulez ?
La voix de Cédric semble retrouver un semblant d’aisance, comme si expliquer ce qui ne fonctionne pas était plus évident :
— Honnêtement, c’est compliqué…le marché du travail est un peu tendu en ce moment et j’ai beaucoup de mal à être sélectionné, ne serait-ce que pour un premier entretien. J’essaye d’utiliser mon réseau, mais là aussi ça ne débouche pas sur grand chose de concret. J’ai l’impression d’être presque trop vieux pour rechercher un nouvel emploi, comme si après 45 ans, on était déjà bon à jeter à la poubelle.
Le vieil homme finit par lâcher un petit rire tellement il ne s’attendait pas à cette remarque. Pour une fois, il n’a pas le temps de répondre quoique ce soit, que Cédric ajoute avec une pointe de tristesse :
— J’ai l’impression que chaque jour se ressemble, coincé dans cette monotonie et cette routine, sans voir le bout du tunnel.
La résignation de Cédric contraste avec l’intensité vibrante des émotions de l’inconnu, qui finit par s’exclamer :
— Mais c’est formidable ! Vous ne réalisez pas la chance que vous avez, tout ce temps à votre disposition. Vous aussi, vous êtes riche de temps, avec une liberté immense pour réinventer votre vie et trouver votre voie ! Profitez-en pleinement, car ce genre de chance est rare. Je donnerais cher pour traverser ce que vous vivez.
Cédric prend le temps de le contempler de bas en haut et commence sérieusement à se demander si cet inconnu n’est pas tout simplement un tordu de plus en ville qui n’a rien d’autre à faire que d’accoster des passants pour se moquer d’eux.
Imperturbable, celui-ci continue :
— Et selon vous, qu' y a-t-il au bout de ce tunnel ?
Cédric continue de contempler son interlocuteur, bouche bée, incapable de répondre à cette question. Son voisin le fixe de nouveau avec un regard plein de malice et poursuit :
— C’est pourtant une question toute simple. Votre silence me laisse penser que vous ne savez pas vous-même ce que vous cherchez. Or, comment trouver quelque chose si l’on ne sait pas ce que l’on cherche ?'
Un épisode de vent s’engouffre dans le square, comme une invitation à participer à cette conversation, et balaye les feuilles qui jonchent le sol. Le souffle rapproche le bruit de la ville, contrastant avec le silence qui règne dans le square
L’homme regarde les feuilles tourbillonner au gré du courant d’air puis murmure :
— Est-ce qu’une vie monotone est vraiment une vie épanouie ? Un salaire important n’est-il pas trop cher payé si, en échange, on mène une existence stressante, sans surprises, plate, et dénuée de saveurs ?'
Un discours de bon sens se dit Cédric mais la peur du changement est tellement présente qu’il reprend en questionnant son voisin :
— Mais si je choisis quelque chose qui ne me plaît pas ? Ou bien qui me rendrait encore plus malheureux que mon travail précédent?
La spontanéité de Cédric finit par faire sourire son voisin.
— Si cette nouvelle voie ne vous convient pas, qui vous empêche d’en changer ? Et si celle que vous choisissez ensuite ne vous satisfait pas non plus, eh bien... changez encore, et ainsi de suite. L’important n’est pas le nombre de fois où vous tombez mais le nombre de fois où vous vous relevez.
Toujours avec les mains en mouvements, orchestrant les mots comme s’ils avaient leur propre rythme, il ajoute plein d’entrain :
— Saviez-vous qu’un certain Antoine de Saint-Exupéry a vécu une vie riche en rebondissements, puisqu’il a été tour à tour écrivain, poète, aviateur, journaliste, et pilote de guerre ? Rien n’est impossible, à partir du moment où vous avez la curiosité d’entreprendre une activité de manière pleine et entière.
Cédric regarde et écoute attentivement son voisin au fur et à mesure que celui-ci développe son récit.
— Mais il y a une autre clé essentielle : apprendre à vivre dans le moment présent, en pleine conscience. Cela signifie être pleinement attentif à ce que vous faites, ici et maintenant, sans vous laisser distraire par le passé ou l’avenir. Ce n’est qu’en accueillant pleinement chaque instant que l’on peut ressentir la profondeur et la richesse de la vie. Saint-Exupéry lui-même disait : ‘L’essentiel est invisible pour les yeux.’ Peut-être voulait-il nous rappeler que ce sont nos sensations et notre présence à l’instant qui donnent toute leur valeur aux choses
— La Pleine conscience…se mit à murmurer Cédric, comme si ces mots évoquaient quelque chose de magique.
Sans crier gare et d'un mouvement brusque, l’étranger se lève, étirant ses jambes engourdies. Il se tient debout devant Cédric, son air toujours aussi décontracté, les épaules légèrement affaissées, mais avec cette lueur malicieuse qui ne le quitte jamais.
— Cela fait bien plus de cinq minutes que nous bavardons sur ce banc. Il me semble que votre vie et vos pensées auront eu le mérite d’attirer mon attention. Si vous le souhaitez, je serais ravi de poursuivre notre échange. Demain, même banc, même heure ? Que vous veniez ou non, promettez-moi de prendre le temps de réfléchir à ce qui vous rendrait heureux dans votre vie. A demain peut-être ?.
Alors que l’inconnu atteint la sortie du square, Cédric lance d’une voix emplit de désespoir à mesure que le vieil homme se rapproche du portillon :
— Je ne connais même pas votre nom ?
— Je m'appelle Zorba, dit-il en se retournant légèrement, un sourire d’énigme au coin des lèvres. Puis, à la plus grande surprise de Cédric, il ajoute en le regardant droit dans les yeux :
— À demain, Cédric. Et n'oubliez pas d'y réfléchir.
Cédric reste figé un instant, troublé. Comment connaissait-il son prénom ?
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