L'Idéalisation de l'Autre
Cédric se dirige au pas de course, direction le square Cain. Son pas est vif et il commence à connaître par cœur le chemin qui mène à destination. Sur le chemin, il s’arrête dans un Starbuck et commande deux cafés allongés à emporter.
A peine a-t-il le temps de s’installer sur son banc fétiche et de poser les deux gobelets, qu’il entend le grincement du portillon. Zorba pénètre à l’intérieur du square en affichant un large sourire et faisant un grand signe avenant de la main, tout en se dirigeant dans sa direction.
— Bonjour Cédric, ça faisait longtemps ! lui dit-il sur un ton espiègle. Oh vous m’avez apporté un café ? Ça tombe bien je n’en ai pas encore bu ce matin, dit-il tout en prenant le gobelet.
Après s’être assis, il donne une tape amicale mais franche sur le genou de Cédric tout en lui lançant :
— Alors mon jeune ami, vous aviez quelque chose à me dire ?
D’une voix grave et d’un regard légèrement fuyant, Cédric lui demande :
— Vous souvenez-vous de notre conversation chez Camille, hier ? Vous me parliez du jugement et de la manière dont je l'interprète ?
Fidèle à son habitude, la main sur son menton, Zorba répond d’une traite :
— Bien sûr que je me souviens. Il préfère faire une pause de plusieurs secondes ne sachant pas exactement quelles sont les attentes de Cédric. Interprétant le silence qui suit comme une invitation à poursuivre, Zorba reprend : Je vous disais justement que votre jugement doit vous étouffer et qu’il serait bon que vous arrêtiez d’y penser. Personne n’étant parfait, nos actions seront toujours interprétées de milles manières différentes par notre entourage. Alors, autant éviter de se juger en permanence afin de vivre de manière libérée. Cela répond à votre interrogation ?
Des ombres diffuses remplissent le square, incitant Cédric et Zorba à lever les yeux au ciel. Ils suivent du regard des dizaines d’hirondelles qui s’élancent au-dessus d’eux en formation
Cédric continue d’observer contemplatif la fluidité de leur vol, tandis que Zorba tourne la tête dans sa direction tout en le fixant, attendant patiemment que son esprit revienne dans le square Cain.
— Oui, je suis d’accord Zorba mais…tout semble tellement simple pour certaines personnes…y compris vous. Je vous envie de voir les choses sous cet angle de la logique décontractée, vous semblez toujours avoir une réponse à tout, comme si tout coulait de source.
Les sourcils de Zorba s’arrondissent sous l’effet de la surprise.
— De la logique décontractée ? Mais qu’est ce que vous racontez, mon jeune ami ?
— Je…Je veux dire par là, que vous dégagez une assurance, un charisme et quand vous parlez les gens vous écoute attentivement…c’est tellement facile pour vous mais... tellement moins pour d’autres, finit-il par lâcher dans un soupir.
— Cédric…ne seriez vous pas en train de vous juger de nouveau ?, reprit-il sur un ton mi-taquin mi-paternaliste. Qui plus est, j’ai l’impression que vous projetez sur moi une sorte d’idéal qui flatte l’ego, mais ne correspond pas à la réalité…au risque de vous décevoir, mon jeune ami.
— Je disais toute à l’heure que la perfection n’existe pas en ce bas monde, mais…avez-vous déjà eu tendance à idéaliser l’autre, Cédric ? Au point de ne voir que ses qualités et de l’idéaliser ?
Une pellicule en noir et blanc défile dans l’esprit de Cédric, rejouant des instants de sa vie où il projette, tel un phare dans la nuit, une myriade de sentiments d’idéalisation envers les autres Toujours les autres, jamais lui-même. Les images s’arrêtent tantôt sur son premier amour de jeunesse, pour qui il vouait une passion infinie, ou sur ce père qu’il chérissait sans jamais recevoir d’affection en retour. Ou encore ce collègue de travail qu’il idéalisait pour son éloquence devant une large audience. Chacun de ces souvenirs ravive ce déchirement intérieur, ce gouffre entre les qualités qu’il admire tant chez les autres et le jugement si dur qu’il porte sur lui-même.
— Heu…Peut-être. Mais pas avec tout le monde.
— C’est bien ce que je pensais. Un long silence s’installe, puis il reprend. Et en faisant cela, j’imagine que vous avez une faible image de vous ?
Cédric reste interloqué en entendant Zorba lui expliquer cette vérité qu’il a longtemps refoulé en lui. L’entendre de vive voix lui fait l’effet d’un coup de massue qui le déstabilise, même si tout ça, il le savait déjà.
— Et bien, comment dire…c’est gênant mais oui en effet, on ne peut pas dire que j’ai une grande image de moi. Je n’ai absolument rien de spécial et puis je n’ai jamais fait quoique ce soit de bien dans ma vie, donc…
— STOP ! cria Zorba, faisant immédiatement sursauté Cédric qui, visiblement, ne s’attendait pas à cette réaction. Zorba semble également surpris par sa propre réaction. Un flottement de plusieurs secondes s'installe, permettant, avant que Zorba ne reprenne d'une voix plus calme :
— Ce discours ne vous mènera à rien de bon. Vous le savez en plus. C’est le genre de paroles qu’on prononce espérant ensuite être réconforté…ou, inversement, être encouragé dans la nullité, pour les plus masochistes d’entre nous.
Et puis…croyez-vous qu’un être aussi extraordinaire que moi passerait ses après-midi avec un moins que rien ?, conclut Zorba avec une voix plus douce et amicale, en donnant un petit geste du coude dans la direction de Cédric.
— Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’ouvrir aux qualités des autres. J’ai des amis et des proches auxquels je reconnais sans hésitation des talents évidents : que ce soit dans la peinture, les mathématiques, ou encore l’aisance à s’exprimer en public, mais…
Un long silence suivit.
— Mais…reprend-il, toujours à la recherche de la formulation la plus appropriée, tandis que Cédric est suspendu à ses lèvres attendant la suite avec impatience.
— Mais….Il ne faut pas que cela devienne une admiration maladive consistant à mettre l’autre sur un pied d’estale, surtout si c’est pour vous rabaisser, finit-il par ajouter de manière plus vive. Vous savez pourquoi je vous dis tout ça Cédric ? Parce qu’une admiration démesurée est malsaine : elle entraîne invariablement un besoin de validation et des attentes irréalistes.
Le doute s’installe dans l’esprit de Cédric, un peu comme s’il réalisait avoir toujours fait quelque chose de mal, sans le savoir.
Cédric sent une certaine fierté dans la voix de Zorba, qui, avec une intensité presque théâtrale, se lance d'un seul souffle dans sa tirade :
— Et vous voilà, à contempler les autres comme des dieux inaccessibles, alors que vous vous reléguez à une place que personne ne vous a assignée, sinon vous-même. Vous voyez où je veux en venir ?
— Zorba, vous n’exagérez-pas un peu là ? J’avou me laisser parfois emporter par de l’admiration envers certaines personnes mais de là à imaginer…Cédric s'interrompt de lui-même car il réalise que, quoiqu’il puisse ajouter, il sera dans le déni….oui, bon en fait, vous avez peut-être raison sur certains points, finit-il par ajouter, les yeux baissés par terre.
Zorba reprend, plus doucement :
— Vous connaissez sûrement Narcisse ?
Il poursuit sans attendre la moindre réponse :
— Ce qu’on sait moins, est qu’une Nymphe s’appelant Echo était tombée follement amoureuse de lui. Elle l’aimait passionnément, le trouvant irrésistiblement beau. Bref, elle le plaçait sur un pied d’estale et du coup se dévalorisait..
— J’imagine que ça vous rappelle quelqu’un ?, finit-il par lâcher en regardant Cédric dans les yeux.
Le temps est de nouveau suspendu, alors que Zorba marque volontairement une pause, comme pour s’assurer que Cédric prenne conscience de la comparaison. Il reprend :
— La pauvre Echo eut le cœur tellement brisé qu’elle se laissa mourir, dans l'indifférence la plus totale de Narcisse qui continuait de contempler son propre reflet dans l’eau.
— Savez-vous ce qu’il y a de tragique chez Echo, Cédric ?
Zorba posa le gobelet à moitié vide, fixant l’horizon.
— Elle s’est effacée au point de ne plus exister. Son amour n’était pas le problème. C’était son incapacité à se voir autrement qu’à travers Narcisse. Elle aurait pu être autre chose. Quelque chose d’entier.
— Mais au fait, je parle, je parle..mais, vous aviez quelque chose à me dire Cédric ?
Cédric semble hésiter à répondre.
— Et bien..je souhaitais finir notre conversation au sujet de la peur de l’abandon, mais…maintenant que nous parlons de ma tendance à idéaliser les autres, je commence à me demander si je ne cumule pas tous les défauts !
Zorba fronce les sourcils, se pince les lèvres et tapote à plusieurs reprises le rebord du banc. Il finit par répondre :
— L’un va souvent avec l’autre, Cédric. Je pense même qu’une personne craignant l’abandon va idéaliser l’autre dans l’espoir de créer et renforcer un lien. Ainsi, en lui attribuant des qualités extraordinaires, elle va se convaincre que cette personne est indispensable et ne la quittera jamais. On pourrait aussi appeler cela la dépendance affective.
— Donc au risque de vous décevoir, je pense que vous êtes tout à fait normal de ce point de vue-là.
A moitié rassuré, Cédric arbore un léger sourire.
— Peut-être que la clé est d’arrêter de chercher à devenir un reflet parfait dans les yeux des autres, et de commencer à exister pour vous-même.
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