La beauté du spectre (2011)
Une gamine marchait dans le bois, tête basse. Son pas était pourtant bien assuré. Elle ne cessait de répéter « Esther, je m'appelle Esther. ». Elle pouvait au moins se trouver heureuse d'avoir pu choisir elle-même ce prénom. Ses habits étaient usés, ses yeux vitreux et son visage creusé par la fatigue, le teint terne. Elle avait d'assez jolis yeux, on ne pouvait le nier, mais il y manquait cette étincelle : l'espoir. Esther était bien placée pour savoir que la vie bouffe chaque petit espoir qui fait battre un cœur. Qu'est-ce qu'elle avait foutu de son cœur ? Elle se posait souvent la question, mais la réponse ne daignait pas venir l'éclairer. Le regard d'Esther n'était pas vide, néanmoins. On y lisait la souffrance d'un passé qui la hantait et son cœur, bien qu'elle l'ignorait, était marqué de grosses plaies; elle aussi d'ailleurs. Ses bras, ses jambes, son dos, ses joues,... Elle n'était plus que bleus et cicatrices. Comment était-elle arrivée là ? Elle préférait l'oublier. Elle essayait en tout cas. Esther continuait sa route, sans savoir où elle allait. Tout ce qu'elle voulait c'était une nouvelle vie, bien loin de toutes les douleurs passées. Elle piétinait la terre du chemin, n'ayant plus assez de forces pour lever ses genoux décemment. Les pointes de ses bottes arrachées soulevaient des nuages de poussières qu'elle inspirait ensuite en toussant et dont se couvrait la peau de son visage. Que n'aurait-elle pas donné pour pouvoir se laver !
La jeune fille arrivait aux abords d'un village. Instinctivement, elle pressa le pas jusqu'à se mettre à courir afin de s'en éloigner au plus vite. Esther n'aimait pas les humains. Que ce soit les hommes, les femmes ou les enfants : tous la répugnaient. N'était-elle pas humaine ? Elle remettait souvent en cause ce fait. Elle ne ressemblait pas aux humains. De toute manière, on l'avait toujours traitée comme une bête. Elle arriva à la hauteur d'un panneau. Mais ne sachant pas lire, elle ne pu savoir ce qui y était écrit. Où était-elle ? Elle n'avait pas de grandes connaissances en géographie. Elle savait qu'elle allait vers l'est, toujours un peu plus vers l'est, mais ignorait ce qui s'y trouvait. Alors qu'elle continuait d'avancer le long du chemin, elle croisa un groupe de personnes, transportant des sacs et des valises. Il semblait y avoir un petit village un peu plus loin. Prenant peur, elle demanda à une femme :
- Vous partez ? Il y a la guerre chez vous ?
La femme baragouina quelques phrases dans une langue qui était totalement inconnue à Esther. La jeune fille ne comprenait que l'allemand. Un homme, parvint à lui dire dans sa langue :
- Le lac !
Esther fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas ce que faisaient ces gens. Après tout, c'étaient des humains, ils étaient probablement juste stupides et quittaient leur village sans raison particulière. Sans plus se soucier d'eux, la jeune fille reprit sa route. Elle atteignit bientôt le village qu'abandonnaient peu à peu les habitants. Il ne restait qu'une dizaine de personnes, qui finissaient précipitamment de fourrer dans des sacs tous leurs biens. Le village en question n'était en fait qu'un pâté de maisons toutes plus sommaires les unes que les autres, quelques espèces de cabanes de pêcheurs regroupées au bord d'un immense lac. Partout autour, il n'y avait que végétation, sous-bois et silence. Alors qu'Esther pénétrait, intriguée, dans le «village fantôme», ses derniers habitants gagnèrent en toute hâte le chemin. La jeune fille sourit : elle avait tout cela pour elle seule. Elle fouilla plusieurs maisons pour tenter de trouver quelque chose à se mettre sous la dent; cela faisait plusieurs jours qu'elle n'avait pas mangé et son estomac la faisait atrocement souffrir. Malheureusement, les anciens habitants avaient tout emporté avec eux. Dans l'une des cabanes, elle trouva cependant une canne à pêche, et se résolut à trouver elle-même de quoi se nourrir. Elle se dirigea donc vers le lac. Mais, malgré la faim, elle fut tentée de se faire d'abord un brin de toilette. Elle ôta les haillons qui lui servaient de vêtements, les empila délicatement sur la rive et plongea dans l'eau glaciale. Elle passa ses mains sur l'intégralité de sa surface corporelle pour en enlever les saletés qui s'accumulaient sur sa peau depuis quelques semaines. Les quelques flots qui ondulaient la surface sur lac lui caressaient les hanches. Elle s'enfonça un peu plus profondément dans l'eau. Le ventre, la poitrine, les épaules, le cou, le menton, le crâne...
Elle ouvrit les yeux. Quelques poissons nageaient au fond de l'eau. Elle regretta de ne pas s'être munie de sa canne à pêche et décida de retourner la chercher. Elle remonta vers la rive. En la regagnant, elle constata avec surprise que sa pile de vêtements avait bougé et se trouvait à présent à environ deux mètres de sa place initiale. Esther fronça les sourcils. La canne à pêche avait, elle, totalement disparue. Elle maugréa :
- Si c'est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût !
- Et si ça n'en est pas une ?
Esther n'eut pas le temps de voir qui s'adressait à elle. C'était une voix féminine, à n'en pas douter, mais elle ne put tourner la tête car le fil de la cane à pêche vint s'enrouler autour de son cou et l'hameçon s'accrocha à sa peau, très peu profondément, à peu près au niveau de la veine jugulaire. Si beaucoup d'autres jeunes filles à sa place auraient hurlé de terreur, Esther, nullement impressionnée, se contenta de soupirer : encore des douleurs, toujours des douleurs, ça devenait lassant ! L'éteinte autour de son cou se desserra un peu.
- Pourquoi soupires-tu ? demanda la voix derrière elle, d'un ton surpris.
- J'en ai assez de souffrir. Si tu veux m'achever, ça m'arrangerait que tu le fasses vite.
- As-tu idée du point auquel ça peut être ennuyeux d'achever les humains vite ?
- Et toi as-tu idée du point auquel cet hameçon peut faire mal ?
- À vrai dire, non. Mais j'ai toujours adoré couper le souffle aux pêcheurs. Tu saisis le jeu de mots : couper le souffle !
L'agresseur d'Esther éclata de rire. La jeune fille soupira une nouvelle fois.
- Serais-tu une sadique complètement cinglée ou simplement une cinglée qui ignore ce qu'est le sadisme ?
- Ça demande réflexion.
- Si ta réflexion doit être longue, j'aimerais que tu décroches cet hameçon de mon cou.
- Je ne devrais pas. Mais étrangement j'ai bien envie de ne pas t'étrangler. Serais-je malade ? Non, vu mon état je ne peux plus avoir ce genre de problème. Bien, je te libère, mais tais-toi un peu que je réfléchisse.
L'hameçon fut délogé de la peau d'Esther et le fil de pêche libéra son cou. Elle se retourna et tomba face à l'étrange créature. C'était une jeune fille, ni tout à fait femme, ni tout à fait adolescente. Il était impossible de lui donner un âge avec exactitude. Elle avait d'épais cheveux noirs, emmêlés et infestés d'algues, ses yeux n'avaient pas de pupille, ils étaient ronds et blancs, sa peau était d'une pâleur morbide, et semblait par endroit être en décomposition, elle était fine, presque squelettique, délicate, effrayante, mais d'une beauté pure et saisissante. Elle était vêtue d'une robe rouge en lambeaux. Le tissus comme sa peau étaient couverts de tâches de sang. C'était une créature tout à fait étonnante. Ce monstre sublime fixait la surface du lac, le regard vide, en pleine réflexion. En parfaite admiration et intriguée comme jamais auparavant elle ne l'avait été, Esther tendit la main vers elle et, du bout des doigts, parcourut sa joue. La créature releva la tête :
- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
- Je n'en sais rien. Tu es étrange.
La créature émit un petit rire.
- Étrange ? Ma pauvre, tu ne vois donc pas que je ne suis qu'un cadavre dégoûtant ?
- Un cadavre ?
- Oui. Cadavre, dépouille, spectre,... Appelle cela comme tu veux. Le fait est que je suis morte depuis bientôt un siècle !
- Comment es-tu morte ?
- Après ce que je viens de te dire, tu étais supposée t'enfuir en courant.
- Je n'ai pas peur. Les vivants sont bien pires que les morts.
- Qu'est-ce que tu t'imagines. Je suis un monstre, espèce d'ignorante !
- Comment es-tu morte, alors ?
- Tu penses que c'est une question à poser à un cadavre désespéré ?
- Arrête un peu de te plaindre, et raconte-moi ta mort, bon sang ! Tu es un cadavre sublime, beaucoup de morts auraient des raisons de t'envier !
- Et qui t'as permis de me juger sublime ou non ? Aurais-tu un quelconque problème oculaire ?
- Je t'ai demandé quelque chose.
- Je suis morte noyée.
- Je m'attendais à quelque chose de moins banal. Je suis déçue.
- J'étais à un bal. Tu peux encore voir les ruines de la salle de bal à l'autre bout du lac. La personne que j'aimais m'a mise de côté ce soir là, en me disant que nous n'étions pas du même monde et n'avions rien à faire ensemble. Alors j'ai pleuré, j'ai couru au bord du lac, j'ai pleuré plus encore, j'ai contemplé la surface du lac en maudissant le grand amour, et dans mon désespoir je suis malencontreusement tombée dans l'eau. C'est là que je me suis noyée.
- Je préfère cette version de l'histoire.
- C'est d'un romantisme écœurant.
- Je préfère entendre ça, qu'entendre encore dire qu'une personne s'est faite asphyxiée dans un camps après avoir été poussée à l'épuisement, avoir été maltraitée. Et tout ça pourquoi ? Parce qu'elle a eu le malheur de naître juive.
- Es-tu juive ?
- Mes parents devaient l'être. Je n'en sais rien, j'ai grandi dans un orphelinat. Et sans cette fichue guerre, je me porterais très bien.
- Comment savait-on que tu étais juive si tu ne le savais pas toi-même ?
- À cause de mon prénom.
- Comment t'appelles-tu ?
- J'ai changé de nom quand je me suis enfuie. Je ne sais même pas comment j'ai réussi à échapper aux nazis. À présent, je m'appelle Esther.
- C'est bien Esther, ça te va bien.
- Et toi, comment t'appelles-tu ?
- Erika. Je me suis toujours appelée Erika.
Esther sourit. Erika, ça lui plaisait bien comme nom. Elle regrettait presque de ne pas y avoir pensé plutôt, lorsqu'elle avait décidé de changer de nom. Mais alors aujourd'hui elle se serait sentie stupide, elle aurait eu l'impression d'usurper la vraie Erika. La morte demanda :
- Tu n'as pas froid ?
- Non. Pourquoi aurais-je froid ?
- Tu es nue.
- Je l'avais oublié.
- Tu es pleine de bleus et d'égratignures, Esther. N'as-tu pas mal ?
- Non. La douleur est devenue une chose si commune.
- Tu souffres.
- Oui je souffre.
- Alors suis-moi.
- Te suivre ?
- Oui. N'as-tu pas envie de rester ici avec moi ?
La somptueuse Erika s'approcha et se blottit contre Esther. Les joues de la jeune fille s'empourprèrent. Erika colla sa joue contre celle d'Esther, avant de l'embrasser désespérément.
- Ne me laisse plus, Esther.
- Que dois-je faire ?
- Suis-moi, noie-toi. Tu n'as qu'à te laisser mourir dans mes bras.
Esther regarda aux alentours. Erika continua :
- Tu ne souffriras plus, tu n'auras plus mal, plus faim, plus froid. Il n'y a aura que toi et moi, plus d'ignobles humains.
Esther regarda encore une fois Erika. Personne ne pouvait rester indifférent face à une personne aussi magnifique. Elle finit par déclarer :
- Bien, je suis à toi.
Erika saisit la jeune fille par la taille et l'entraîna vers le fond du lac. Peu à peu, Esther commençait à manquer d'oxygène, son souffle s'en allait, son cœur ralentissait, ses paupières se fermaient. Elle sentait l'eau envahir chaque partie de son être, elle sentait Erika près d'elle. Elle sombrait.
- Sa respiration ralentit !
- Quoi ?
- Docteur, nous sommes en train de la perdre. Pitié, faites quelque chose !
- Poussez-vous !
- Erika !
Bip. Bip. Il y avait une machine bruyante quelque part. Elle ouvrit les yeux. Où était-elle ? Dans un lit. Dans une chambre. Une main vint étreindre la sienne. Elle tourna la tête. Elle était là, sur la chaise, à ses côtés. Elle la regardait de ses yeux clairs. Des larmes roulaient sur ses joues, ses longs cheveux noirs étaient emmêlés.
- Erika, murmura la jeune fille depuis son lit.
- Oui, c'est toi Erika, lui répondit l'autre.
- Non, je suis Esther.
- C'est moi Ester, souviens-toi.
- Ester ?
- Je suis désolée, Erika. Je n'aurais pas dû les laisser t'emmener. Je suis désolée. Je voulais te sauver de l'orphelinat, je t'ai abandonnée aux nazis. Je suis désolée. Je n'ai pas cessé une seule seconde de m'en vouloir. J'ai cru que j'allais mourir de chagrin, je ne ressemblais plus qu'à un cadavre, j'ai perdu kilo sur kilo. Je suis venue dès que j'ai appris qu'ils t'avaient retrouvée.
- Que s'est-il passé ?
- Tu as manqué l'asphyxie. Mais ça va aller maintenant, tu es saine et sauve. Si tu savais comme je regrette, si tu savais comme j'ai eu peur. Je ne laisserai plus jamais personne te faire du mal.
- Ils me retrouveront.
- Non, Erika. La guerre est finie, les américains ont libéré tous les juifs qui étaient dans le camp.
Erika se redressa péniblement dans son lit d'hôpital. Elle resserra sa main sur celle d'Ester.
- Alors, demanda-t-elle, je pars avec toi ?
- Oui, si tu peux me pardonner. Je te le promets, tu ne souffriras plus, tu n'auras plus mal, plus faim, plus froid. Il n'y a aura que toi et moi, plus d'ignobles humains.
- Ne sommes-nous pas humaines ?
- Je ne sais pas, on s'en fiche. Non, j'ai été inhumaine avec toi, j'ai été une cinglée sadique, comme tu me l'as dit lors de ton départ.
- Je regrette ce que j'ai dit.
Erika se remit sur pied, on lui restitua ses vêtements et elle sortit de l'hôpital avec Ester. En montant dans la voiture de celle-ci, elle déclara :
- Tu sais, j'ai fait un rêve étrange. Tu étais dedans.
- Les rêves ne sont que le reflet de la réalité, répondit Ester en souriant.
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