3) Bleu
On sonna à la porte. À peine l'avait-elle ouverte qu'une jeune fille pétillante, bariolée de divers accessoires – plus de colliers, bracelets, bagues, boucles d'oreilles, ceintures, chaines et nœuds qu'un corps humain normal n'était sensé pouvoir porté en même temps – et à la coiffure si bizarre que, si elle n'avait pas comporté autant de gel, on l'aurait facilement crue décoiffée, lui bondit dessus et lui colla deux grosses bises. Natacha, surprise, se raidit.
- Salut ! chantonna la nouvelle venue. Nous sommes voisines, j'habite au deuxième étage de cet immeuble. Tout le monde ici semble un peu toqué, mais personne n'est bien méchant. Mais qui sait, peut-être sera tu la seule personne normale, avec moi, à venir habiter ici.
Natacha se retint de rire : normale, avait-elle dit. L'étrange jeune fille s'écria :
- Mais quelle empotée je fais, j'oublie même de me présenter. Madeline, mais tout le monde m'appelle Mad. Je me demande pourquoi les gens trouvent que ce surnom me va si bien, mais pour ma part je le trouve plutôt mignon. Je suis mécanicienne. Non, ce n'est pas une blague; je suis une mordue d'automobiles et de motos. D'ailleurs, si un jour tu veux venir avec moi faire un tour, fais-le moi savoir.
- J'y songerai, répondit brièvement Natacha.
Elle n'avait pas l'habitude que quelqu'un débite tant de paroles en si peu de temps et il lui fallait quelques secondes à chaque fois pour comprendre ce que disait son interlocutrice. La mystérieuse Madeline demanda :
- Tu n'aurais pas du café ?
Elle ne laissa cependant pas le temps à Natacha de répondre et alla elle-même se servir dans la cuisine. Se tournant vers la propriétaire de l'appartement, elle demanda comme si elel avait été ici chez elle :
- Tu en veux ?
- Volontiers, répondit Natacha, désemparée.
- Oh mais suis-je bête ! s'écria une nouvelle fois Mad. Je ne t'ai même pas demandé ton prénom. Une belle personne comme toi doit avoir un prénom intéressant.
Observant Madeline se servir tout naturellement dans sa cuisine, Natacha répondit :
- Natacha, c'est mon nom.
- Natacha ?
- Déçue ?
- Je ne peux pas plutôt t'appeler Nat ?
- Si ça peut te faire plaisir.
- Ça me ferait plaisir.
Natacha s'assit au bar tandis que Madeline déposait les tasses de café sur la table. Tout à fait à son aise, l'étrange visiteuse s'installa et demanda :
- Alors, Nat, quelle religion pratiques-tu ?
- Aucune.
- Oh, je vois. Tu n'es pas si spirituelle que tu en a l'air. Je t'aurais bien vue juive. Mais ne t'en fais pas, ici tu peux tout dire, personne ne te jugera.
- En même temps, «ici» c'est chez moi.
- Non, Nat, la terre est à tout le monde. Ouvre ton univers à autrui !
- J'y penserai quand j'aurais fini de m'installer.
- Oh, mais je me ferai un plaisir de te donner un coup de main ! Tiens, je vais rester ici cette nuit, je ferai du pop-corn et on regardera Charlie Chaplin.
- Je voudrais vraiment mais...
- Bien, c'est entendu !
Natacha était un peu embarrassée. Madeline était quelque peu envahissante à son goût et un peu trop à l'aise chez elle. Elle aurait bien aimé la mettre dehors, mais d'un autre côté cette étrange personne était plutôt sympathique. Mad demanda encore :
- Et quelles est ton orientation sexuelle ?
- Mon... euh... Je suis probablement hétérosexuelle.
- Probablement, probablement... Moi, j'aime tout le monde, les hommes, les femmes, les enfants, les vieux, les chiens, les chats, les plantes, les cadavres, les objets même... Vraiment, je ne suis pas compliquée. Je ne porte pas d'étiquette.
- Même pas celle de l'étrangeté ?
- Oh, Nat, quel humour tu as ! Je te connais à peine, je t'apprécie déjà. Mais allons, ne soit pas si fermée d'esprit. Ouvre-toi ! Sésame, ouvre-toi !
- Tu es certaine que tu te sens bien ?
- Absolument certaine, c'est toi qui dois te sentir mal. Tu ignores toi-même qui tu es. Nat, c'est simple si tu veux savoir si tu aimes les hommes ou les femmes.
- Il suffit de réfléchir. C'est tout réfléchi.
- Réfléchir, c'est bon pour les coincés. Tu es au-dessus de cela, Nat. Tu dois tenter l'expérience.
Madeline approcha son visage du sien et lui tendit ses lèvres. D'un geste vif, Natacha plaça sa main entre leurs deux visages et la repoussa. Madeline grogna :
- Tu me déçois, vraiment tu me déçois.
- Je n'ai pas besoin de cela.
- Ah. Et de quoi as-tu besoin ?
D'âmes, pensa-t-elle. Mais évidement il valait mieux éviter de le dire. Sans mentir pour autant, elle répondit :
- De toi, de ton aide.
- Ça me touche beaucoup. Allons, montre-moi ce qu'il y a à ranger. Tu vas voir, je suis une fée du logis, dans quelques instants tout seras à sa place.
Madeline passa la soirée à aider Natacha à s'installer. Elle fit des pop-corn et elles regardèrent Charlie Chaplin.
Natacha ouvrit les yeux et se redressa précipitamment, essoufflée, au bord des larmes. À côté d'elle dans le lit, Madeline se réveilla. Elle dévisagea la jeune femme avant de se redresser elle-même pour lui prendre la main.
- Nat ? Qu'est-ce qui t'arrive ?
-J'ai fait un horrible cauchemar, répondit-elle dans un sanglot.
- Raconte-moi.
- Il y avait une femme, ici, dans mon appartement. Elle avait entre la trentaine et la quarantaine environ, des cheveux blonds, coupés au carré. Elle portait des lunettes de soleil. Je crois qu'elle était aveugle. Elle entrait dans la pièce du fond, celle où il y a la baie vitrée, et elle regardait mon cadavre. Tous les murs étaient couverts de mon sang... Elle disait quelque chose, mais je ne me souviens plus quoi, et elle riait.
- Allons, ce n'était qu'un mauvais rêve. Regarde, tu es vivante. Mais dans quel état tu es ! Tu sais quoi ? Tu as besoin d'un bon cappuccino concocté spécialement par moi. Tu verras, personne ne résiste à mon cappuccino ! Après l'avoir bu, c'est toi qui me sauteras au cou pour m'embrasser !
Madeline se leva et partit dans la cuisine. Natacha eut du mal à se mettre debout. Aussitôt sur pieds, elle se dirigea dans la salle blanche. Rien n'avait bougé. Le cadavre d'Annmarie était minutieusement dissimulé sous un drap blanc. Madeline entra dans la pièce et tendit le cappuccino à Natacha. Celle-ci en prit une gorgée : il était exquis. Mad était digne d'utiliser sa cuisine, au moins. L'étrange jeune personne qui depuis la veille était ici découvrait pour la première fois la pièce blanche. Elle demanda :
- Qu'est-ce que tu vas faire ici ? Cette pièce est superbe.
- Je vais mettre un arc-en-ciel.
- Un arc-en-ciel ? Oh, cette idée me plaît bien. J'attends de voir le résultat avec impatience.
- Je crains que tu ne sois plus la pour le voir.
- Ah oui ? Et pourquoi ?
Natacha avala la dernière gorgée du cappuccino. Elle fut surprise de constater que Madeline avait eu raison, après avoir bu cela, elle avait bien envie de lui sauter au cou. Elle le fit immédiatement. Madeline poussa un cri de surprise. Mais ce cri fut bientôt étouffé :
- Lâche-moi, Nat !
Mais Natacha resserrait ses mains autour du cou de la jeune femme. Elle la lâcha. Le cadavre s'écrasa au sol, inanimé. Une nuée bleue quitta alors le corps pour aller rejoindre la courbe violette. Natacha regarda le cadavre :
- Je t'aime beaucoup, Mad, mais je te préfère morte.
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