Elle ouvrit les paupières. Ce jour-là, Natacha s'était rendue chez Lionel. Il lui avait attaché un bandeau devant les yeux pour la conduire jusqu'à ses sculptures. Elle se trouvait face à trois corps de femme, plutôt abstraits. L'un était en bronze, le second en bois et le dernier en plastique. Les trois personnages étaient bariolés de couleurs chaudes. Natacha écarquilla les yeux : ces sculptures étaient très réussies. Lionel demanda :

- Alors, tu aimes ? Je ne t'ai pas déçue ?

Natacha se mordit la lèvre.

- À moitié, répondit-elle.

- Comment ?

- Oui, tes sculptures sont très colorées, certes. Néanmoins, tu n'as utilisé que des couleurs chaudes. Autrement dit, les seules couleurs de l'arc-en-ciel présente dans tes œuvres sont le rouge, l'orange et le jaune. Je ne vois pas de bleu, de vert ou de violet. Il en manque la moitié, je suis à moitié satisfaite.

- Je n'aime pas les couleurs froides.

- Permets-moi de te les faire aimer.

- Comment comptes-tu t'y prendre ?

- Tu es capable de garder un secret, Lionel ?

- Oui, j'en suis capable.

- Dans ce cas, viens chez moi. Je vais te montrer.

Natacha conduisit Lionel chez elle et le fit entrer dans la salle blanche. Elle s'assura que les trois courbes flottaient toujours en l'air.

- Regarde, dit-elle à son ami en les pointant du doigt.

Lionel leva la tête en l'air et chercha du regard ce que pouvait bien vouloir lui montrer Natacha.

- Je ne vois rien, dit-il, dépité.

- Comment ça tu ne vois rien ?! Regarde mieux !

Il eut beau regarder, jamais Lionel ne vit le morceau d'arc-en-ciel.

- Vraiment, je ne vois rien.

- Non ! Non, c'est impossible ! Je n'ai pas fait tout cela pour rien !

- Ce n'est rien, Natacha. Qu'as-tu fais de si important ?

- Tu dois le voir, il est là, au plafond, mon morceau d'arc-en-ciel ! C'est moi qui l'ai capturé !

- Tu es drôle, tu sais. Tu as inventé cette histoire pour me faire venir chez toi ?

- Non !

- Puis-je me faire un thé dans ta cuisine ?

- Va-y, pauvre aveugle !

Tandis que Lionel préparait son thé, Natacha enrageait seule dans la pièce blanche. Depuis la cuisine, Lionel demanda :

- Tu n'aurais pas de l'extrait d'orange ? C'est exquis dans le thé.

- De l'extrait d'orange ? Ça se met dans une fiole, ça ?

- Oui, en principe.

- Alors si j'en ai c'est probablement dans le placard de gauche.

- Merci. Je l'ai.

Lionel la rejoignis dans la salle blanche en sirotant son thé. Il déclara :

- C'est bizarre, je ne sens pas l'orange.

Natacha se tourna soudainement vers lui :

- Mais... je n'ai jamais eu d'extrait d'orange, en fait...

Qu'avait-il bien pu mettre dans ce fichu thé ? Elle se précipita dans la cuisine et constata avec horreur qu'il y avait versé la moitié du poison qu'elle avait acheté quelques jours auparavant. Elle voulut lui dire d'arrêter immédiatement de boire ce thé, mais déjà il s'était effondré à terre, mort. Une nuée jaune s'envola rejoindre l'arc-en-ciel d'âmes. Natacha laissa s'échapper une larme de son œil.