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Un soir de novembre, je la croisai. Il pleuvait des cordes et les rues de la ville étaient inondées. Je me hâtais pour rentrer chez moi ; mon parapluie était en train de se briser avec le vent. Mes amis avaient tous préféré rentrer en bus mais, ne les supportant plus, je m'étais résolue à marcher. Le temps ne faisant qu'empirer, je décidai de prendre un raccourci et traçai par le parc. Les arbres décrivaient des formes effrayantes dans le ciel orageux, le vent sifflait, la pluie battait mon dos. C'est à cet instant que je la vis, seule, assise contre un arbre, dans la boue. Je m'approchai d'elle. Lorsqu'elle me vit, une expression terrifiée s'empara du visage d'Elloa. Agrippant le tronc de l'arbre contre lequel elle était adossée, la jeune fille se hissa sur la pointe des pieds, comme pour reculer. Je lui souris, pour la première fois amicalement. Cela sembla la perturber. Je m'avançais encore un peu vers Elloa et lui tendis la main. Elle se contenta de me dévisager.
- Viens, lui dis-je, relève-toi.
À nouveau, elle ne broncha pas. Je me baissai et dirigeai mon parapluie au-dessus d'elle. Lui saisissant le poignet, je l'obligeai à se lever. Elle me suivit, méfiante, à travers le parc. Je lui demandai :
- Où tu habites ?
Elle ne répondit pas.
- Regarde-toi, ajoutai-je, tu es pleine de boue. Il faut que tu ailles te changer.
J'achevai ma phrase lorsque le parapluie se brisa au-dessus de nos têtes. Je regardai Elloa, elle me rendit mon regard. On fut soudainement prise d'un étrange fou-rire. Je l'entrainai dans le café le plus proche, renonçant à rentrer sans avoir la tête protégée. On s'assit à une table.
- Enlève ton manteau, dis-je à Elloa, il est trempé et tu vas attraper froid.
Elle s'exécuta silencieusement. Je ne savais plus quoi dire. Soudainement, elle plongea ses yeux dans les miens, amèrement, et lança :
- Tu comptes me frapper bientôt ?
- Pas ce soir, répondis-je.
- Pourquoi ?
- Ce sont des mensonges, rien de plus qu'un jeu idiot.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ce que je veux dire, simplement que je ne te hais pas.
- Alors tu me fais du mal par pur plaisir ?
- Non, je n'y prends plus aucun plaisir, à vrai dire. C'est plutôt pour éviter de me retrouver à ta place.
- Donc tu es juste lâche.
- Oui, je suis lâche. Je m'en excuse.
J'eus l'impression que l'amertume dans le regard d'Elloa était devenue pitié. J'avais soudainement si honte de moi. Elloa esquissa un sourire et prit mes mains entre les siennes. Une petite larme se détacha de mon œil, minuscule. C'était tellement discret que personne n'aurait dû la remarquer, mais il se trouvait qu'Elloa était quelqu'un de différent. Délicatement, elle passa son doigt sous mon œil pour y cueillir la goûte d'eau salée.
- Où habites-tu ? demandais-je une nouvelle fois.
- Près du lac, mais je ne veux pas rentrer.
- Tu préférais rester sous la pluie ?
- Non, mais si je rentre maintenant, mon père se mettra dans une colère atroce.
- Tu veux que je lui explique ?
- À quoi bon expliquer quoi que ce soit à un fou furieux ? Ça finira par des coups, comme toujours.
- Ton père te bat ?
- Appelle ça comme tu veux. Peut-être que lui aussi aime les jeux idiots.
- Pardonne-moi, Elloa. Je l'ignorais.
- Tout le monde ignore tout. Seulement personne ne cherche jamais à comprendre.
- Je m'en veux. Laisse-moi faire quelque chose pour toi, d'accord. Viens chez moi ce soir.
- Tu es sûre ? Tu... ?
- Oui, allez remets ton manteau. La pluie s'est calmée un peu.
Nous sortîmes du café. J'emmenai Elloa jusque chez moi. Je la trouvais gentille. Je lui montrai ma chambre, je lui prêtai des vêtements. Pour la première fois, je la voyais sourire. Et son sourire était radieux. On mangea devant la télévision, en regardant des émissions stupides. Elloa s'était ouverte. Alors que je cessais d'être un monstre avec elle, elle ne me semblait plus coincée. Elle était... une perle. Je l'invitai à rester dormir cette nuit-là. Elloa ne semblait plus m'en vouloir.
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