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J'ouvre les yeux – et ce avec énormément de difficulté – tirée de mon sommeil par ce bruit strident. C'est une machine, à côté de mon lit. Mon lit ? Mais où suis-je ? Une femme fait irruption dans la pièce. Elle est d'assez forte corpulence, son visage est rougi et joufflu, mais son large sourire et ses grands yeux verts pâles lui donnent l'air sympathique. Elle s'avance vers moi, me regardant avec compassion. J'essaye de parler mais ma gorge semble sèche et ma salive croupie. Je déglutis deux ou trois fois, toussote très faiblement, puis enfin je parviens à articuler, d'une voix qui paraît n'être qu'un lointain écho :
— Où est-ce que je suis ?
La femme me considère d'un air bienveillant et, passant sa main sur les plis de sa longue blouse blanche, elle me répond :
— À la clinique, mademoiselle. Les pompiers vous ont amenée hier.
Alors je me rappelle : l'enterrement, l'accident, Melanie. Où est-elle ? D'un seul coup, je me redresse dans mon lit, paniquée. J'agrippe, tremblante, le poignet potelé de l'infirmière.
— Il y avait une autre femme avec moi; où est-elle ?
Le sourire de l'infirmière s'affaisse aussitôt, ses yeux deviennent sombres. Elle m'interroge :
— Vous pouvez vous lever ?
Je me hisse à l'aide de mes bras, me tourne vers elle et laisse glisser mes jambes frêles en dehors du lit. Je réponds :
— Oui, je crois.
Sans lâcher son avant-bras sur lequel je prends appui, je m'extirpe des draps et pose mes pieds nus sur le sol. Je suis un peu sonnée. Je vacille légèrement, mais je tiens debout. L'infirmière m'aide à avancer. Nous sortons de la chambre et elle me guide au fond du couloir. Nous tournons à droite et pénétrons dans une pièce obscure. Trois lits occupent l'espace, tous recouverts de draps blancs. L'infirmière me guide vers l'un d'entre eux et, doucement, soulève le draps qui le recouvre. Son visage se découvre : Melanie est là, inerte et sans le souffle. Ses yeux verts si profonds sont grand ouverts, comme écarquillés, et semblent me fixer. Son visage est amoché, sa peau arrachée sur toute une partie de sa jolie face, ses cheveux crasseux, imbibés de son sang. Les larmes me montent aux yeux. Je murmure :
— Melanie...
Je passe délicatement la main sur son visage, afin de clore ses paupières. Soudain, c'est comme si mes larmes faisaient demi-tour. Elles retournent se nicher au fond de mes yeux. N'ayant plus à supporter le regard insistant de Melanie, j'oublie mes remords. Maintenant que ma tante est morte et que sa fille l'a suivie, je suis la dernière héritière de la famille. Et enfin, je suis riche.
Il est onze heures et six minutes le lendemain matin quand je sors du cabinet du notaire. La maison, l'argent et tous les biens de Melanie m'appartiennent. Je gare ma voiture dans la cour et rentre chez moi. Je peux enfin appeler un endroit de la sorte. Je ne suis pas tout à fait chez moi, à vrai dire : Andrew est en train de faire ses cartons. Il me salue, sans entrain. Je pose ma main sur son épaule et dis :
— Tu peux venir quand que tu veux. Je sais à quel point ça doit être dur pour toi. Je te comprends, Andrew.
— On se voit tout à l'heure, à l'enterrement, me répond-t-il d'un ton monotone.
Deux enterrements dans la même semaine ; c'est d'un ennui ! Andrew rassemble ses derniers bagages et quitte la villa. Je suis seule dans la grande maison, à présent. Je regarde ma magnifique demeure et pousse un soupir de contentement. Je retire ma veste et la pends sur le cinquième cintre du porte-manteau. Je me mets soudainement à bondir de tous les côtés, à tournoyer sur moi-même et à chanter d'une voix terriblement fausse. D'habitude, je ne supporte pas ma voix, je déteste chanter et il est devenu rare que j'esquisse un sourire. Cette subite joie annonce le changement de mes habitudes. Plus rien ne sera jamais comme avant, je ne serai plus celle qui ramasse les ordures, celle qui dort dans sa voiture et baisse les yeux lorsqu'elle croise les vitrines des grands magasins. J'entre en sautillant dans le salon et fais le tour de la pièce en m'emparant un à un de tous les cadres à photos restants de Melanie. J'ouvre un tiroir et les y enferme. Elle est partie à présent, je ne veux plus voir son visage chez moi ! Contente de mon travail, je me frotte les mains en découvrant un large sourire. Puis je me saisis de la télécommande, me laisse tomber sur le canapé et allume la télévision. Il était si rare que je fasse une pause, avant. Je pense que cette habitude ne va pas être trop difficile à adopter.
Treize heures. Je suis milliardaire depuis maintenant deux heures et huit minutes. Je suis tranquillement installée devant un écran plat haute définition de cent soixante-cinq centimètres, à quatre mille cinq cent quatre-vingt-dix dollars, diffusant vingt-quatre images par seconde, la télécommande dans la main gauche, une canette contenant cinquante millilitres de soda dans la droite et un magasine people dont l'abonnement annuel à l'année coûte cent seize dollars sur les genoux, ouvert à la page douze. Je regarde la chaîne de dessin-animés, comme lorsque j'étais enfant je le faisais avec Melanie. Mais, à vrai dire, je ne pense à elle que car ses fesses sublimes ont usé le cuir du canapé et que cette usure m'insupporte au plus haut point. Je sens très nettement le coussin s'enfoncer deux millimètres plus bas qu'à son état neuf sur une surface d'environ deux-cent cinquante quatre millimètres carrés. De plus, la couleur ne me plaît pas. Il est rouge, rouge vif. Il me faut un canapé neuf !
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