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Seize heures trente. J'entre dans une bijouterie.
— Je sais à quoi tu penses, me dit Melanie. Je sais ce que tu comptes faire et j'espère que tu sais que c'est une grossière erreur.
— Je n'ai pas besoin des conseils d'une morte, merci.
Quelques personnes se retournent sur moi. À croire qu'ils n'ont jamais vu une fille parler seule ! Je secoue la tête en soupirant et m'avance dans la boutique. Ils n'ont pas à se plaindre de ma venue. J'ai beau avoir l'air d'une tarée, ils ne refuseraient jamais de faire affaire avec moi. Je fais le tour du magasin et sélectionne une bonne vingtaine de bijoux intéressants. J'interpelle ensuite une vendeuse et demande à les essayer. Tous me vont merveilleusement bien.
— Alors, lesquels vas-tu acheter ? me demande Melanie.
Dans le fond, elle ne doit pas avoir réellement l'espoir de me raisonner. Je hoche la tête à l'attention de la vendeuse.
— Je les prends tous !
Les yeux qu'elle fait sont grandioses. Il en est de même pour ceux des clients qui m'ont entendue. Leur air ahuri me ravit. C'est bien mieux que de jouer les bourgeoises. Je cache ma joie et prends la direction de la caisse, où le directeur lui-même se charge de m'annoncer le prix de mes achats. Six milles sept cent quatre-vingt dollars. Je passe ma carte. Ses yeux à lui, ils sont cent fois plus délicieux à regarder que ceux des autres. Son regard en dit tellement long ! La façon dont il fixe ma carte, le sourire avec lequel il me remet mon paquet, cette espèce de fougue animale, au fond de ses yeux, son avide désir de plonger dans la montagne d'argent qu'il vient d'empocher. La cupidité des gens est une chose merveilleuse à contempler.
Je sors de la boutique.
— C'est ça, s'exclame Melanie, ruine-toi ! Après ça, tu retourneras crever de faim dans la rue !
Je me retourne sur elle. Je me garde bien de parler, pour éviter de passer pour folle. Mais elle sais ce que je pense. Cette fortune est à moi, désormais, et je la dépenserai comme bon me semble. Ce n'est pas elle, la morte, qui va m'en empêcher !
Ainsi, pendant près de deux heures, je dévalise les boutiques de la ville. Melanie riposte à sa manière. Elle parle, parle et parle de plus belle. Son débit de parole est hallucinant. J'ai laissé mon casque à la maison. Impossible de lui échapper. Très vite, sa présence me devient insupportable. Je décide de privilégier les magasins de vêtements. Ça devrait me permettre de m'isoler, le temps de faire quelques essayages. Pourtant, à la troisième boutique de prêt à porter que nous visitons, Melanie apparaît dans la cabine où je me change et refuse d'en sortir. Je suis tellement troublée que je sors sans rien acheter. Je tente de faire abstraction de sa présence, mais cela devient de plus en plus compliqué. Après deux heures passées à dilapider mon argent avec la revenante sur mes talons, je suis à bout de nerfs. Encore un mot... Elle ne s'arrête plus. Plus elle voit que ça me rend dingue, plus elle parle. L'hystérie s'empare de moi. Je me mets à hurler, seule, au milieu de l'avenue, tordue en deux, les bras serrés autour de mon ventre, les jambes tremblantes, gorge déployée. Tous les passants se retournent sur moi. Ridicule, voilà ce que je suis. Je vois Melanie sourire, découvrir ses dents. Elle la tient sa vengeance ! Hors de moi, je prends mes jambes à mon cou. Je file dans la rue, sans savoir où je vais. Tous mes achats pèsent lourds sur mes bras et il m'est difficile d'aller vite, mais je lutte et cours à perdre haleine. Tout ce que je veux, c'est la tenir loin de moi. Je fuirai. Je changerai d'identité. Je ferai en sorte qu'elle ne me retrouve jamais. À bout de souffle, je m'adosse contre un mur. Je ne sais pas où je suis. Il semble que je sois perdue au milieu d'un quartier insalubre, à en juger les façades défraîchies des habitations, les saletés qui traînent à terre, l'odeur répugnante qui stagne dans la ruelle, les indénombrables graffitis qui couvrent les murs, les accents vulgaires dans les bouches des gens, accents que j'empruntais moi-même à l'époque où je vivais dans la rue. C'est le genre de quartier où, à la nuit tombée, se regroupent les bandes de dealers. Là aussi, je m'y connais. Peut-être que c'est dans ce genre d'endroit que je devrais me terrer pour échapper à Melanie. Elle ne penserait pas que j'irais me réfugier dans un taudis, puisque selon elle je n'aspire qu'au luxe.
— C'est inutile. Où que tu ailles, tu ne pourras pas m'échapper.
Non ! Melanie se tient juste devant moi. C'est impossible !
— Comment ? Comment as-tu fait ?
— Si on admet que je suis juste le fruit de ton imagination, il faut croire que je te manquais, ma chère Lauren.
Plus que jamais, il me prend l'envie de me claquer la tête dans un mur. Mais elle serait bien trop heureuse si cela arrivait. Comprenant que je ne pourrais la semer, je résous de rentrer.
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