Rencontre singulière

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  Le printemps rayonnait, caressant le mur sur lequel j’aimais à m’adosser pour lire. Ses vieux moellons décatis donnaient au sud-est, de sorte qu’après mon repas de midi l’astre était idéalement positionné. Ce jour-là, j’étais plongé dans des livres d’ésotérismes qui m’avaient été refusés jusqu’à l’âge de mes seize ans. Je n’avais jamais compris cette règle, et la comprenais encore moins maintenant que j’avais entre les mains l’objet de cet interdit. En quoi avoir accès au savoir des esprits constituait-il une menace pour les plus jeunes ? Rien, dans les lignes que je buvais avec avidité, ne m’aiguillait sur la question. Il n’y était fait référence qu’à des coutumes ancestrales, des usages funéraires et autres offrandes à des dieux depuis longtemps rappelés dans la Sphère Originelle.

  Néanmoins n’avais-je peut-être pas encore suffisamment lu ? Après tout, mon rite initiatique ne datait que de la veille. Par son entremise j’avais été lié à l’esprit de mon arrière-grand-mère, que je n’avais pas connue de son vivant. Son souvenir ne subsistait qu’au travers de recueils familiaux et de quelques portraits affichés dans le grand hall, au milieu des centaines de cadres qui le décoraient du sol à la voûte. Là-bas passait-elle inaperçue en compagnie de tous les visages hiératiques des pompeux pontes de notre vénérable famille. Autant de générations de ducs et duchesses dont notre pays, me ressassait-on, s’enorgueillissait. Ou était-ce la taille de notre armée privée qui nous valait les constantes louanges du peuple ?

  Toujours est-il que, même si j’eus logiquement préféré être choisi par l’esprit de mère, la préséance de mon aïeule dans mon lien chamanique ne me seyait pas moins. Au travers de ses représentations, j’avais en effet toujours trouvé à cette grande dame un côté effacé particulièrement attendrissant. Et étant maintenant lié à elle par-delà la mort, j’espérais un jour avoir l’honneur de la recevoir en visite de mes songes. Cette possibilité, l’officiant qui avait sacré mon passage à l’âge adulte me l’avait confirmée, m’assurant de surcroît avoir ressenti en moi une très forte affinité spirituelle avec la Sphère Originelle. Aussi ne doutait-il pas que son noble esprit m’accompagnât à l’occasion de l’un ou l’autre de mes voyages oniriques.

  Et moi, je cherchais dans ces livres dorénavant à disposition comment accroître les chances d’une telle rencontre. J’en profitais tant que les cours suivants de mon précepteur ne m’étaient pas annoncés. Devant moi, sur l’herbe courte et odorante fauchée le matin même, j’avais étalé trois ouvrages que je compulsais à tour de rôle.

  Je restai ainsi concentré un long moment, jusqu’à ce qu’une coccinelle entrât dans mon espace méditatif et se posât sur l’une des pages ouvertes. Sa grâce et sa beauté me firent sourire. Je lui comptai sept points — mon chiffre porte-bonheur. Souhaitant tourner son support, je la forçai gentiment à s’envoler et la suivis du regard. Au moment de la voir disparaître dans l’un des boqueteaux égrainant notre vaste domaine, une forme blanche m’interpella à son orée. Un chat négligemment assis, dont le pelage laiteux contrastait avec la verdure des buissons du sous-bois.

  Il me toisait d’un air détaché, inadapté à sa présence incongrue. Car si aucun chat n’était à compter dans la propriété, c’était avant tout par la présence de nos chiens. De garde, les chiens, du genre à ne pas laisser de félin impunément fouler leur territoire.

  « Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? », pensais-je.

  L’intéressé choisit cet instant pour se lever et s’éloigner vers l’ombre des arbres proches. Il y pénétra, s’y arrêta, et tourna de nouveau sa frimousse dans ma direction. Et il se figea, comme savent le faire ceux de son espèce. Sa blancheur se détachait encore davantage sous les frondaisons, lui conférant dans son immobilisme un aspect marmoréen. Ou spectral. Je choisis d’ailleurs de l’appeler Fantôme, quand bien même s’enfuirait-il et ne le reverrais-je plus.

  Mais il ne s’enfuit pas, et à aucun moment ne fit-il mine de le vouloir. Au contraire même, après quelques secondes ainsi statufié il s’assit, toujours sans détourner son regard du mien. Comme s’il attendait quelque chose. Comme s’il attendait que je fisse quelque chose. À cette idée je fronçai les sourcils et décidai de me lever, ne fût-ce que pour voir sa réaction. Or celle-ci me laissa des plus perplexes : au moment où je me redressai il m’imita, et repartit dans sa direction d’origine. Il s’y éloigna de quelques pas puis, derechef, s’arrêta, se retourna vers moi et me fixa. Voulait-il donc que je le suive, lui qui ne me connaissait pas plus que je le connaissais ?

  Que ce fût le cas ou pas, ma curiosité prit le dessus et je m’avançai vers lui. Il se remit aussitôt en mouvement, jetant tous les trois mètres un regard par-dessus son épaule pour s’assurer que j’allais bien à sa suite. C’était indéniable désormais : il me guidait !

  J’en fus à ce point décontenancé que j’en oubliai mes livres.

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