Colère contenue
À qui appartenaient ces jouets ? Cette question m’obnubilait trop pour que je pusse en faire abstraction. S’ils avaient été cachés hors de notre propriété, je n’en aurais pas fait pareil cas. Mais je les avais trouvés chez moi, dans mon jardin. Un autre enfant avait été là. Un autre jeune, identique à celui que j'avais été encore il y a peu, et dont les rires avaient dû emplir le vide de mon vaste espace de jeu. Je n’y jouais certes plus depuis longtemps, mais il symbolisait toujours la gaieté de mon enfance. Une gaieté qui avait visiblement été partagée, jadis. Étrangement, par cette simple réflexion, je me sentis moins seul. Une ombre touchait ces jouets dans le creux de mes mains, une ombre qui me tenait compagnie par-delà les âges.
J’avais besoin de lui mettre un nom, à défaut d’un visage !
Aussi, je décidai de faire l’impasse sur mes cours de l’après-midi — le valet chargé de me les annoncer n’aurait qu’à me chercher ! Prestement, je me dirigeai vers la plus proche entrée secondaire de la muraille. Je la dépassai sans prendre garde à son obséquieux huissier et franchis son épaisseur à grandes enjambées. Dès que je foulai la basse cour, une série d’yeux perplexes se tournèrent dans ma direction. L’un ou l’autre majordome que je croisai tenta bien de s’enquérir des raisons de mon empressement mais je l’ignorai. Le second mur d’enceinte fut transpercé de mes pas, la haute cour fendue, et les deux gardes en faction à l’imposante porte du donjon congédiés d’un mouvement de main autoritaire. Personne ne m’empêcherait d’interroger père !
On m’informa de sa présence dans le grand salon. Avalées la trentaine de marches en marbre menant à l’étage, je pénétrai en trombe dans la vaste salle sans prendre la peine de me faire annoncer. Père était présent, debout dans un coin de la sombre pièce. Il tournait le dos à une large fenêtre dont la clarté l’auréolait d’une aura tout à fait idoine de son charisme. Face à lui, une table de travail présentait une ribambelle de cartes stratégiques mélangées.
Il ne m’avait pas entendu entrer. Ou, plus certainement, il ne s’était pas soucié de ma présence. Reprenant tant mon souffle que ma prestance, je restai sur le seuil un couple de secondes avant de m’avancer vers sa vénérable personne. Il me prit, à vitesse de marche, un temps particulièrement agaçant à parcourir la distance qui m’en séparait. Cette salle comptait parmi les plus démesurément disproportionnées de notre demeure. À l’image de cette dernière. Ce n’était pas un hasard si j’aimais tant étudier en extérieur. Ma chambre d’étude y prenait peut-être des tailles plus grandes encore, mais au moins aucun bas plafond n’était présent pour m’enserrer l’esprit.
Arrivé à la table, je m’arrêtai et observai les différentes pages qui la couvraient comme autant de fenêtres ouvertes sur un monde dont la compréhension me dépassait complètement. Je ne dis mot. Père n’en rajouta pas. Il se contenta simplement de poursuivre ses réflexions conquérantes sans tenir compte de ma personne.
Les secondes défilèrent dans un silence qui mit mes nerfs à rude épreuve. Jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, j’ouvrisse la bouche pour le faire disparaître. Père me devança.
— Tu as quelque chose à demander, fils ?
Toujours une longueur d’avance, tel était son credo de vie. Et il m’avait adressé la parole sans quitter des yeux ses précieux plans, telle était sa force de stratège.
— J’ai trouvé quelque chose père.
— Est-ce relatif à vos études ?
— Non point.
Une négation qui le surprit. Il déposa son verre et tourna la tête vers moi.
— Allons bon, dit-il en haussant un sourcil.
Une interjection m’indiquant non pas que je pouvais poursuivre, mais que je devais poursuivre.
— Des jouets père, répondis-je en lui tendant la boîte ouverte, son contenu en évidence.
Jamais n’aurais-je pu me préparer à sa réaction. Il regarda les objets hétéroclites et ne broncha pas, sauf de la pommette droite. Elle démarra une série significative de tressaillements que je ne lui avais jamais vus qu’en présence de personnes détestables, juste avant d’abattre son courroux sur celles-ci. J’en pris peur, sans comprendre en quoi ma découverte le contrariait au point d’en perdre à ce point constance.
Grand bien me prit, cela dit, de ne rien ajouter, car finalement je le devinai faire un suprême effort pour se contenir. Cinq interminables secondes s’écoulèrent avant qu’il ne reprît la parole.
— Des vieilleries sans importance ! lança-t-il sèchement.
Je n’essayai pas d’argumenter. Il venait de décider de la valeur réelle de ma trouvaille, et je n’avais aucune armée suffisamment puissante pour le faire changer d’avis.
— Que dois-je en faire ? osai-je.
— Ne vous tracassez pas de ces breloques ! aboya-t-il en m’arrachant littéralement la boîte des mains. Et ne traînez pas, l’heure de vos cours est déjà bien dépassée il me semble !
De nouveau je me contentai d’acquiescer et pris congé révérencieusement. Je n’avais jamais vu père se mettre dans cet état à mon égard. J’en étais véritablement choqué. À en perdre même de vue l’importance qu’avait pour moi ce trésor transmis de notre passé et que j’abandonnai volontiers au profit d’une fuite stratégique. La nouvelle atmosphère de la pièce, déjà lourde en temps normal, réclamait à ce qu’on y laissa seul le maître des lieux.
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