Secrets de famille

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Je demandai audience. Un contact de cet allié était en poste dans notre citadelle, de la même façon que l’un de nos dignitaires nous représentait chez eux. Pour la peine, j’annulai tous mes cours de la journée. La machine était lancée, gare à qui aurait tenté de la freiner !

Les quartiers de la diplomate se trouvaient dans la partie sud du donjon. J’y fus invité en début d’après-midi pour découvrir une pièce que je n’avais encore jamais foulée. Et dire que d'y pénétrer m'éblouit ne donnerait qu’une pâle idée de mon véritable ressenti à la vision qu'elle m’offrit ! Les feux du soleil furent les premiers à m’accueillir. Ils s’engouffraient en flots par l’unique fenêtre ouvrant sur un bureau aux murs couverts d’un enduit nacré. La réverbération fut si intense que j’eus à plisser les yeux. Enfin accoutumé, je constatai la richesse de l’ameublement ainsi que de sa diversité de couleurs. Rien qu’au niveau des armoiries de ce clan auquel appartenait officiellement cette pièce, j’eus pu croire en un arc-en-ciel capturé par une toile !

La dame m’invita à prendre place sur un siège et, me voyant contemplatif, se permit un petit gloussement qui me mit instantanément à l’aise.

— Notre famille aime la clarté, tant dans nos demeures que dans nos cœurs, me dit-elle sur un sourire.

Aimer la clarté ? C’était peu de le dire. J’étais convaincu que, à partir de ce jour, le reste de ma citadelle me semblerait caverneux !

Je pris finalement place et entamai la discussion sans préambule :

— Je viens vous voir concernant l’attaque de notre domaine, juste après ma naissance.

Le sourire de mon interlocutrice s’effaça instantanément. Ainsi que sa bonhomie, dont les premiers échos me changeaient agréablement des échanges paternels.

— Ce sujet fait partie du passé, dit-elle sèchement.

— De mon passé, répliquai-je avec assurance. Et à votre réaction je suis d’autant plus impatient d’en apprendre davantage !

— Pourquoi, dans ce cas, ne demandez-vous pas directement à Monsieur le Duc votre père ?

— Parce que je vous le demande à vous, madame.

Je vis une intense réflexion se dessiner sur ses traits. Se déroulait dans son esprit, j’en étais convaincu, un combat entre son aversion à déterrer de vieilles réponses et mon droit de questionnement en tant que nouvel adulte. J’irais même jusqu’à dire : en tant que futur garant de sa légitimité sur notre territoire, le jour où père abdiquerait. Autant de points qui, après quelques secondes de silence malaisant, la firent à contrecœur valider ma requête :

— Que voulez-vous savoir ?

— Le pourquoi, répondis-je sur un ton froid similaire au sien.

L’explication qui me fut fournie ne m’impressionna que par son côté presque anodin, loin du secret d’État que j’avais pensé m’être révélé. Les miens étaient bien, à cette époque, des plus pacifistes, et étaient en effet connus pour gérer les milices de la plupart des bourgades du pays. La sienne, à l’inverse, prônait l’agressivité contre nos voisins comme meilleur moyen de défense — je sentis d’ailleurs dans ses propos un certain relent de xénophobie assumé. Or il s’avérait que cette approche guerrière ne pouvait s’appliquer qu’au travers d’une armée conséquente, ce que justement ma famille avait formé à travers les générations. Et puisque nous nous refusions d’entrer en guerre contre un voisinage que nous jugions non belliqueux, son clan prit la seule décision qui lui sembla logique : celle conduisant à la prise de notre domaine, et par voie de conséquence de nos forces armées.

L’explication terminée, j’en fis mentalement le point avant d’évoquer son aberration :

— Vous avez remporté la victoire ce jour-là, je l’ai lu. Et pourtant, actuellement, nous voilà alliés. Je m’y connais encore certes peu en politique, mais cela ne me paraît pas avoir de sens !

La voyant se refermer davantage, je compris à cet instant avoir posé la question redoutée. Pendant un long moment elle me toisa, soutenant mon regard comme s’il se fut agi d’une arme me tenant en joue. Je ne me laissai pas impressionner, et pris finalement l’initiative :

— Voulez-vous bien parler ! l’enjoignis-je avec fermeté.

Mon rang joua assurément dans la pertinence de cet ordre, auquel elle donna suite sur un soupir d’absolue défaite :

— Cela a du sens par le fait… que nos familles avaient plus à partager que cette rivalité, avoua-t-elle.

— Ne pouvez-vous pas être plus claire ?

Et plus claire, elle le fut ! Ce dont elle m’informa se résumait en un mot : le nom de famille de leur général et chef suprême ayant instigué l’attaque. — Notre — nom de famille !

— Êtes-vous en train de me dire, m’énervai-je, que la tête pensante qui m’a pris ma mère était l’un des nôtres ? Un traitre, qui vous aurait rejoint pour fomenter je ne sais quelle vengeance à notre encontre ?

— Vous êtes loin du compte, me répondit-elle sur un ton las. Notre regretté général a lui aussi, comme beaucoup d’autres, été mortellement touché durant l’attaque. Jusqu’à ce qu’il succombe à ses blessures, nos deux familles portaient le même nom, c’est-à-dire le vôtre. Nous ne devons notre désignation actuelle qu’au changement de pouvoir dû à son décès prématuré et à son absence d’héritier.

Cette révélation dépassait mon entendement.

— Dois-je comprendre… que votre clan était, à l’origine, une autre branche de ma famille ?

— Pas n’importe quelle branche. Notre défunt général n’était autre… que le frère de votre père. Votre oncle.

Je sentis mes forces me manquer. Quel oncle ? Jamais père ne m’avait parlé d’un quelconque oncle ! Soudainement j’eus l’impression que ma vie ne reposait que sur de fausses vérités !

La diplomate, formée à lire les expressions, s’en avisa et me vint en aide :

— Votre père en a toujours voulu à son frère pour cette action, et plus encore pour la perte de votre mère qui en découla. S’il ne vous en a jamais parlé, c’est sans doute de douleur.

Cette dernière remarque eut l’effet d’une bombe sur ma conscience. De la douleur. Oui, bien sûr ! Le mal-être que je ressentais invariablement au travers des états d’âme de père n’était pas basé sur une colère refoulée, ainsi que je l’avais toujours cru, mais sur de la douleur, une profonde douleur ! Celle-là même qui, je le comprenais enfin, l’empêchait de parler ouvertement de mère en ma présence. Une souffrance telle que, jadis, il avait dû prendre les armes dans l’espoir de l’extérioriser, jusqu’à en perdre son identité…

En ce jour fatidique, il avait perdu et son aimée et son frère. Un frère qu’il avait certainement choyé avant de le détester pour lui avoir ravi sa moitié, plus encore que pour sa traitrise ! Pas surprenant qu’il m’en eût dissimulé l’existence…

Mais ma prise de conscience ne s’arrêta pas là. Cet oncle décédé, père avait dû connaître à ces côtés des primes années bien douces ici même. Du genre de celles qui conduisent à cacher dans un mur d’enceinte de précieux jouets. C’était cela que Fantôme avait voulu me faire découvrir ! Des jouets dont la vue expliquait sans équivoque la réaction qu’avait eue père : elle avait dû lui rappeler toute la diablerie de ce compagnon d’enfance qu’il avait par deux fois perdu. Le feu n’avait dès lors été qu’une finalité appropriée aux désagréables souvenirs qu’ils lui renvoyaient.

— Votre oncle n’avait voulu vous ravir ni votre domaine ni vos privilèges, rajouta la dame qui me voyait me perdre en sombres réflexions. Seule votre puissance l’intéressait. Et cette volonté, nous l’avons respectée. Dans la défaite, votre père n’a néanmoins eu d’autre choix que de se soumettre. Une décision facilitée par le fait que toute sa rancœur n’était tournée que vers votre oncle, et pas vers nous en tant que faction.

» Cependant, comme vous avez dû le comprendre maintenant, ces évènements l’ont profondément changé. Au point d’enfin lui faire admettre la véritable finalité des armes : elles se doivent de n’être dirigées que vers l’extérieur du territoire ! Tournées vers l’intérieur, elles conduisent immanquablement au résultat que nous connaissons. Cette évidence, il ne lui fallut pas une saison pour pleinement la partager avec nous, et de soumis il devint soutien, puis allié. Après avoir prêté serment, la direction de son armée lui fut restituée et, depuis lors, il ne nous a jamais fait défaut.

Je détestai ces informations. D’abord parce qu’elles dépeignaient père comme un faible d’esprit — ce qu’il n’était pas ! —, mais surtout parce qu’elle le plaçait à la botte de cet allié bien singulier ! Une double accusation qui, au-delà de ces révélations propres à remettre en cause une bonne partie de mes acquis, me provoqua un haut-le-cœur.

Il ne fut pourtant rien comparé à celui qu’elle me réservait en clôture de cet entretien. Non pas qu’il devait s’interrompre à ce moment — j’avais bien plus de questions à lui poser ! — mais ce qu’elle m’annonça alors, avec un naturel déconcertant, me fit littéralement basculer dans un autre monde ! Un monde qui allait sceller plusieurs destins.

— Si je puis me permettre, ne jugez pas trop durement Monsieur le Duc votre père pour ses choix, si là était votre pensée présente. La perte de Madame la Duchesse a déjà été, pour lui, cataclysmique en soi. Mais celle de votre oncle, même s’il le considère comme responsable de tous ses maux, n’a pas dû moins l’affecter. Car il est dit que cette rupture est encore plus dévastatrice entre frères jumeaux.

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