Chapitre 1 - Isis

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J'avance d'un pas assuré vers le rond de longe devant moi, et la scène que j'y vois me fait immédiatement monter la tension. Un magnifique cheval noir est en train de littéralement se battre avec un homme d'une quarantaine d'années qui lui hurle dessus. Deux autres hommes l'observent, appuyés contre la rambarde en bois.

Je reconnais l'un d'eux : Franck Delmas, la cinquantaine, d'une corpulence moyenne, jovial à chaque fois que je l'ai rencontré. C'est un ami de mon père, et c'est lui qui m'a fait venir aujourd'hui.

Le second me dit vaguement quelque chose. La trentaine, cheveux noirs soigneusement coiffés, un air renfrogné et hautain. Le genre de mec sûr de lui, de ses atouts physiques, trop beau pour être sympa. Pas le style à qui j'accorde plus d'un regard. Certainement l'acteur principal du film de Franck, il est censé être là aujourd'hui.

Le cheval est couvert de sueur, moussant sur les flancs, les naseaux dilatés, les yeux si écarquillés qu'on en voit le blanc. Tout dans son corps indique qu'il est terrorisé et que, s'il était un peu moins bien éduqué, il arracherait la longe pour fuir à l'autre bout de la planète. Il tourne en rond autour de l'homme, ronflant, cherchant vainement une issue. Il s'arrête un instant, la tête haute, les oreilles agitant nerveusement, l'encolure tendue. Je ne suis pas dupe.

"— Ça y est, il va céder ! s'exclame l'homme.

— Quel imbécile... murmuré-je. Je ne lui donne pas dix secondes avant qu'il lui arrache la longe des mains.

— Qu'est-ce que t'en sais, toi ? grogne l'Apollon."

Je ne prends pas la peine de répondre. Quelques instants plus tard, le magnifique équidé me donne raison. Il bondit en avant, arrache la longe et part en rodéo dans le rond de longe, frôlant son dresseur à plusieurs reprises, qui finit par battre en retraite.

"— C'est une sale bête ! Débarrasse-toi de lui, je te fournirai un cheval de chez moi, spécialement entraîné pour le cinéma. Lui, il est bon à finir en steak. Il a mauvais fond, il est vicieux ! Tu as vu comme il m'a arraché la longe ?

— Le seul vicieux ici, c'est vous. Mais je ne suis pas certaine que vous seriez meilleur en steak."

Tous les regards se tournent vers moi. Le dresseur est cramoisi de rage, le beau gosse hausse un sourcil sans changer d'expression, et Franck essaie de réprimer un fou rire. Je me fiche de provoquer un type qui pourrait être mon père. Ce n'est pas la première fois que j'ai affaire à ce genre de raclure. J'ai récupéré bien des chevaux brisés par ces "méthodes". Ces hommes-là ne se remettent jamais en question. Pour eux, un cheval est une marchandise, et quand elle ne se soumet pas, on la jette.

"— C'est qui, ça ? Tu te crois meilleure que moi, gamine ? Dégage-la, Franck ! Ou je vais lui remettre les idées en place, à ma façon !"

Je m'avance sans hésitation, plantant mon regard dans le sien. Ce genre de type aboie plus qu'il ne mord. Et s'il tente quelque chose, mes années de self-défense lui feront regretter.

"— Si votre façon consiste à hurler en frôlant l'infarctus, je ne m'inquiète pas trop. Mais à votre place, je ferais attention : incompétent et désagréable, ça ne se vend pas bien dans ce métier."

Il recule comme s'il avait reçu une claque. Franck intervient.

"— Yvan, Maël, je vous présente Isis Delcourt. Je lui ai demandé de venir évaluer Obsi.

— Delcourt ? Charles Delcourt ? Vous êtes la fille Delcourt ?"

Je grince des dents. Je ne suis pas une "fille de". Mon père m'a loué une parcelle de terre sur le domaine familial pour que je monte mon propre centre de rééducation équine. Il a fallu du temps pour qu'il croie en mes méthodes, et je suis fière d'être totalement indépendante. C'est la première fois qu'il oriente quelqu'un vers moi. Il l'a fait uniquement parce qu'il pense que je peux aider ce cheval.

Je l'ignore. Je ne suis pas venue pour lui, mais pour la beauté noire qui continue de galoper. Je me remémore les quelques informations données par Franck à son sujet.

Obsidienne a huit ans, issu du Domaine de Brézant, un élevage d'élite. Dès son jeune âge, il s'est montré réfractaire à l'autorité. Des éclairs de génie, mais aussi des instabilités émotionnelles ont freiné sa carrière. Il est resté comme étalon reproducteur, et c'est la première fois qu'on le loue pour un film.

Il est splendide : noir comme la pierre d'obsidienne, la robe brillante, un poil soyeux, des allures légères. Ses yeux sombres trahissent son état émotionnel.

"— Isis, tu penses que tu peux aider Obsi ? demande Franck.

— J'ai dit que je viendrais l'évaluer. Pour l'instant, tout ce que je vois, c'est un cheval bien éduqué, très poli, qui gère mal ses émotions, mais qui reste respectueux. Je l'aurais été beaucoup moins à sa place.

— Respectueux ?!! Il m'a arraché la longe ! proteste Yvan.

— Et il a pris soin de vous éviter en pleine panique. Quand on comprime un ressort, il faut être sacrément con pour s'étonner qu'il pète.

— Tu vas la laisser me parler comme ça, Franck ? Tu crois qu'elle fera mieux que moi, madame Delcourt ?

— Mademoiselle. Madame Delcourt, c'est ma mère. Et oui, je pense pouvoir faire mieux. Faire pire serait un exploit digne du livre des records."

Franck tranche :

" — Si tu parviens à le calmer et à lui faire faire un tour au pas, je t'engage à la place d'Yvan.

— QUOI ! On a un contrat !

— Avec une clause de résultat. Et en trois semaines, je n'ai vu aucun progrès."

J'entre calmement dans le rond de longe. Je veux lui retirer le licol et la longe. Je travaille toujours en liberté au début. Il doit choisir de me faire confiance.

Je me poste au centre, immobile. Une oreille pointée vers moi, il m'observe, analyse. Il baisse la tête, relâche l'encolure. Bien. Il comprend que je ne suis pas une menace. Je ne bouge pas. Il ralentit, passe au pas, commence à mâchouiller dans le vide. C'est le signal.

Je m'accroupis. Il fait encore quelques tours, puis vient vers moi, doucement. Je le laisse me sentir, je tends la main. Il hésite, puis dépose les naseaux dans ma paume. Je défait le licol sans difficulté. Il souffle, s'ébroue. Il peut choisir, et il choisit de rester. Je le gratte doucement. Il ferme les yeux.

Je me redresse, me décale à son épaule, lui indique la piste. Il se met au pas, calme, concentré. Un tour complet. Je me ré-accroupis, il revient, je remets le licol, et le ramène.

Je ne me sens pas fière. C'est juste une base. Un langage naturel. Le leur. C'est ce que j'aime chez les chevaux : pas de faux semblants, pas de mensonges. On vient comme on est, et ils nous acceptent.

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