Chapitre 2 - Maël
Elle ne m'a accordé qu'un seul regard. Bref. Un regard qui témoignait surtout de son total désintérêt pour ma personne.
Et pourtant, ce regard a réveillé quelque chose en moi que je pensais inexistant, et que j'ai du mal à définir.
Est-ce que c'est parce qu'elle n'a pas le comportement habituel des nanas que je côtoie ?
Est-ce que c'est cette façon profondément culottée de répondre à un mec qui a deux fois son âge, et au moins autant de fois sa taille et son poids ?
Est-ce que c'est son cynisme provoquant ?
Aucune idée.
Mais une chose est sûre : elle n'a ni cherché à me plaire, ni à attirer mon attention. Elle m'a juste évalué. Comme si elle regardait un cheval.
Enfin... Obsi a eu droit à une observation bien plus longue, et ça a éveillé en moi une pointe de jalousie que je peine à comprendre.
Cette fille est loin, très loin, de tout ce que je connais.
Elle est arrivée comme une petite furie, a confronté Yvan sans se démonter une seule seconde. Sûre d'elle. Tranquille.
Il n'y a pas une once de douceur ou de faux-semblant chez elle.
Elle est juste là. Sans maquillage. Sans un seul vêtement qui pourrait mettre en valeur ce corps que l'on devine pourtant très bien fait.
Elle ne cherche pas à séduire. Elle est dans l'instant. Dans l'action.
Et ça vient percuter quelque chose en moi de très perturbant.
Elle pourrait être mon parfait opposé.
Moi qui cache ma timidité et mes failles derrière un masque de dureté et d'assurance.
Moi qui parais froid, hautain, incapable de montrer le moindre sentiment.
Je les refoule à la perfection.
Je fuis dès qu'on commence à trop bien me connaître, dès que ma carapace se fissure.
Je suis un expert du contrôle.
La presse en fait ses gros titres : "Encore une nouvelle conquête pour Maël Desprès."
Depuis quelques mois, on ne parle même plus de mes films ou de mon talent, mais uniquement des femmes qui partagent mon lit.
On ne me propose plus que des rôles de séducteur sans cœur. Des rôles peu profonds qui m'ennuient. Qui reposent uniquement sur ma gueule et mon physique.
C'est pour ça que j'ai accepté de sortir de ma zone de confort.
D'endosser ce rôle de chuchoteur auprès des chevaux, alors que je n'y connais absolument rien.
Un rôle où il n'est aucunement question d'histoire d'amour ou de romance.
Un rôle où je partage l'affiche avec Obsi.
J'incarne Jack.
Un homme brisé, en quête de reconstruction, qui décide de s'installer dans un coin paumé du Montana pour ouvrir un ranch de la deuxième chance pour des chevaux traumatisés et dangereux.
Franck m'a parlé de Mademoiselle Delcourt il y a quelques jours. Et j'ai fait mes petites recherches le soir même. J'ai trouvé son site et un réseau social. Jamais une seule photo d'elle. Uniquement des clichés des chevaux qu'elle aide, de leurs transformations, des événements qu'elle organise avec différents professionnels du monde du cheval, de ses installations, des travaux qu'elle mène.
Au mieux, on l'aperçoit de dos, de loin.
Elle est branchée médecine douce : aromathérapie, naturopathie, massages, énergétique.
Tout ce qui ne me parle absolument pas.
Elle vient d'une famille prestigieuse du milieu. Ses parents ont été de grands champions de dressage, et plusieurs chevaux issus de leur élevage participent aux plus grandes compétitions, achetés par des cavaliers renommés.
Mais elle n'y fait jamais référence. Ni sur ses réseaux, ni sur son site.
Elle semble vouloir réussir seule, malgré son jeune âge et son statut de femme — que je devine peu évident à imposer, vu le comportement d'Yvan.
Vivant dans un monde de paraître, où beauté et accessoires sont rois, je ne l'avais pas imaginée comme ça.
J'ai été surpris de voir débouler ce petit bout de femme, fine et athlétique, au visage délicat, les cheveux longs tressés sur le côté.
Pas une touche de maquillage. Et pourtant si belle, juste en étant elle-même.
Je dois reconnaître que j'ai été ravi qu'elle réussisse à évincer Yvan. Je ne l'ai jamais aimé.
Je ne connais peut-être rien aux chevaux, mais sa façon de traiter Obsi m'ulcérait.
Savoir que j'allais devoir passer plusieurs semaines chez lui à apprendre ses méthodes pour les besoins du film s'annonçait compliqué.
Je ne suis pas certain que ce soit plus simple avec Isis. Ni qu'elle accepte ma présence chez elle.
" — Un sacré phénomène, hein ? commente Franck en revenant vers moi. Je l'ai connue haute comme trois pommes. Dès qu'elle a su parler, elle a su s'imposer."
Perdu dans mes réflexions, je n'ai pas remarqué qu'il avait fini de congédier Yvan. Je me contente de hocher la tête, sans vouloir paraître trop impressionné par la jolie brune.
"— Qu'est-ce que tu en penses ? Tu vas pouvoir travailler avec elle... en restant professionnel ? me demande-t-il."
Je lève les yeux au ciel.
J'enchaîne peut-être les conquêtes, mais je ne suis pas un coureur pour autant. Je n'ai que l'embarras du choix, sans avoir besoin de faire quoi que ce soit.
Et je doute qu'Isis soit du genre à se pâmer devant qui que ce soit.
"— Je te signale que j'ai toujours su rester professionnel durant mes tournages ! rétorqué-je.
— Anna, Amber, Sophie, Christale, Inès... commence-t-il à énumérer.
— Toutes au plus tôt lors de la promo des films, jamais pendant le tournage ! me défends-je.
— De toute façon, c'est plutôt elle qu'il va falloir convaincre de t'accueillir plusieurs semaines.
— Tu penses qu'elle peut refuser ?
— Si tu ne dis pas un mot, on a peut-être une chance qu'elle accepte."
Je grince des dents mais ne dis rien.
Je ne connais pas bien Isis, mais je pense que Franck a raison.
Nous la rejoignons.
Elle douche Obsi, qui semble plus calme que jamais.
Cette fille est peut-être rude, mais elle a un don avec les chevaux.
"— Isis ? Il faudrait qu'on discute de certains... détails du contrat, dit Franck.
— Des détails ? Si tu parles de la pension d'Obsidienne et de son entraînement jusqu'à la fin du film, je peux te calculer les frais d'ici la fin de la semaine. Il faudra que tu me passes les scripts pour que je puisse le préparer au mieux.
— Je ne parlais pas de ça, à vrai dire..."
Franck se racle la gorge, passe une main sur sa nuque. Il cherche visiblement comment amener les choses.
Le regard d'Isis passe de Franck à moi, puis sur Obsi. Un éclair de compréhension passe dans ses yeux.
"— Alors là, non ! Pas question ! Je n'accueille que les chevaux, Franck !
— Isis, ils sont les deux têtes d'affiche du film. Pour que ce soit crédible, il faut qu'ils puissent établir une vraie relation. Et Maël n'y connaît rien aux chevaux.
— Peut-être que ton choix de casting aurait dû moins reposer sur la jolie petite gueule de ton acteur principal, et un peu plus sur ses compétences !
— Je suis compétent en tant qu'acteur, intervins-je calmement. Mais être compétent et être crédible sont deux choses différentes. Mademoiselle Delcourt, je ne demande qu'à apprendre. À être crédible avec Obsidienne. Rien de plus."
Elle hausse un sourcil et plante son regard dans le mien. C'est extrêmement déstabilisant. Aucune femme ne me regarde jamais dans les yeux. J'ai l'impression qu'elle voit jusqu'au fond de mon âme. Là où je ne laisse jamais personne aller.
Elle finit par souffler et reporte son attention sur Franck.
"— Une semaine, Franck ! Je m'engage à l'accueillir une semaine. Si, au terme de cette semaine, son implication est à la hauteur de ce que j'attends, j'accepte le job. Sinon, tu devras trouver quelqu'un d'autre pour que ton charmeur de pacotille devienne crédible. Et soyons clairs, je ne parle pas d'Obsi."
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