Chapitre 9 - Isis
Les jours suivants, j'ai évité Maël autant que possible — et il faut reconnaître qu'il m'a grandement facilité la tâche. Il s'est débrouillé pour attendre que je parte avant de sortir de la chambre le matin, et pour y retourner avant mon retour le soir. À ce rythme, j'ai presque l'impression qu'il n'est déjà plus là. Presque.
Chaque jour, je lui accorde malgré tout une heure de cours avec Orion. Une heure pendant laquelle nous échangeons le strict minimum. Il fuit mon regard, suit mes directives du mieux qu'il peut, et je dois l'admettre : il progresse. Même Orion semble reconnaître ses efforts. Ça m'agace, un peu.
Alors, quand mon téléphone sonne le samedi soir, et que Maël — fait rare — est sorti de sa chambre pour se servir un verre, je sais déjà qui m'appelle et ce qu'il va me demander.
— Bonsoir Isis ! Alors ? Cette semaine test ? Dis-moi qu'il s'est bien comporté et que je n'ai pas besoin de recaster ma tête d'affiche.
Je garde le téléphone à mon oreille, le regard fixé sur Maël. Il s'est figé, verre à la main. Il a entendu la voix de Franck, il sait ce qui se joue. Il est en apnée.
Je pourrais dire la vérité. Une phrase bien placée, et il est viré. Franck, ami de mon père, me fait entièrement confiance. Il ne tolérerait pas ce qu'a fait Maël. Ce serait rapide. Facile. Définitif.
Mais je ne suis pas ce genre de personne.
Je prends une inspiration et adopte le ton le plus neutre possible.
— Bonsoir Franck. Tout va bien ici. Maël progresse bien. Il y a encore un peu de travail, évidemment, mais je pense que cette semaine lui a été bénéfique. Je vais pouvoir te le rendre. Je peux continuer le travail avec Obsi si tu veux, mais pour Maël, je pense qu'il a suffisamment de matière pour assurer désormais.
— Ah, je suis ravi de l'entendre ! Finalement, il n'est pas pire qu'un de tes chevaux traumatisés ! Mais... je pense qu'on s'est mal compris. Il va falloir qu'il continue son imprégnation chez toi. Le tournage ne commence que dans plusieurs mois, et je compte sur toi pour en faire un vrai cow-boy d'ici là.
Je me crispe. Chaque fibre de mon corps crie non. Je détourne le regard de Maël, m'efforce de garder mon calme. Une partie de moi veut raccrocher, dire que c'est impossible. Mais une autre voix en moi — plus sourde, plus méfiante — murmure que si je refuse trop vite, Franck va comprendre. Comprendre qu'il s'est passé quelque chose.
— Isis ? Tu es toujours là ?
— Oui, pardon. Je comprends. Mais mon appartement est petit, tu le sais. L'accueillir une semaine, c'est une chose. Plusieurs mois, s'en est une autre. On se marche dessus. Ce ne serait pas envisageable de lui louer quelque chose en ville ?
— À vrai dire, je pensais que tu pourrais l'accueillir une semaine ou deux par mois. Une sorte de garde partagée, en somme ! dit-il en riant. Et bien sûr, je te dédommagerai !
Je ferme les yeux. Bien sûr. La carte du chèque.
— Franck, tu sais très bien qu'on ne m'achète pas.
— Je sais aussi, de source sûre, que tu dois acheter un tracteur, que tu as encore ton crédit à rembourser, et que tu rêves de faire des améliorations dans tes installations. Sans parler du terrain que tu veux racheter à ton père. Avoue que quelques semaines avec Maël, c'est un moindre mal.
Je serre la mâchoire. Il a raison. Cet argent serait le bienvenu. Il ne le sait pas, mais il vient de viser un point très sensible.
Je jette un coup d'œil à Maël. Il ne bouge pas. Je vois à sa posture qu'il se demande ce que je vais répondre. Peut-être même qu'il espère que je dise non.
— D'accord. Je l'accueillerai. Mais il dort sur le convertible. Je récupère ma chambre.
— Tu lui as laissé ta chambre ? Tu le gâtes ! On lui achètera un canapé-lit haut de gamme s'il le faut. Mais s'il revient, tu me promets de continuer à le rendre crédible, hein ? Je veux un cow-boy, pas une pub pour parfum. Tu peux me le passer ? Je dois le briefer sur son programme de la semaine prochaine.
— Je te le passe. À plus, Franck.
Je tends le téléphone à Maël. Il s'est approché, l'air tendu. Il a tout entendu. Il parle quelques minutes avec Franck, hoche la tête, répond poliment, puis me rend l'appareil. Il ouvre la bouche, s'apprête à dire quelque chose, puis se ravise.
Il recule, fait deux pas, se retourne. Hésite. Revient.
— Le mot que tu cherches, c'est sûrement : "merci, Isis, d'avoir sauvé ma carrière, même si je suis un sale con arrogant."
— Ça fait plus d'un mot. fait-il remarquer.
Il passe une main dans ses cheveux, nerveux. Puis il se plante devant moi.
— Pourquoi ? Pourquoi t'as accepté de m'accueillir une semaine sur deux ? Pourquoi t'as choisi de me couvrir, de ne rien dire ? Tu tenais une occasion parfaite de me descendre. Et ne me dis pas que c'est pour l'argent. Je sais que ce n'est pas vrai.
Je le fixe un instant. Mon cœur bat plus vite que je ne le voudrais. Il est sincère, cette fois. Fragile, presque.
— Parce que ce n'est pas dans ma nature de me venger, Maël. Détruire ta carrière m'aurait apporté quoi ? À part devoir supporter ta tronche dans tous les téléfilms de Noël pendant les dix prochaines années ? Je ne suis pas comme ça. C'est tout.
Il me regarde. Longtemps. Trop longtemps.
Il ne parle plus. Son verre est toujours à la main, mais il ne boit pas. Son regard se fixe sur ma bouche, juste une seconde. Puis il le détourne aussitôt.
Je fais un pas vers lui, sans même y penser. Peut-être pour reprendre le téléphone qu'il tient encore, peut-être pour quelque chose d'autre que je refuse d'admettre.
Nos mains se frôlent. Un frisson me traverse — c'est presque imperceptible, mais lui aussi le sent. Il se fige. Je lève les yeux vers lui, et il est déjà en train de me regarder.
Plus de masque. Plus de distance. Il est juste là, avec ce regard brûlant, à deux centimètres du mien.
— Tu veux que je parte maintenant ? murmure-t-il.
Sa voix est plus rauque que d'habitude. Je sens son souffle, chaud, calme, maîtrisé... trop maîtrisé pour être honnête.
Mon cœur cogne fort, trop fort. Mon corps a déjà pris une décision, même si ma bouche refuse encore de suivre.
— Ce n'est pas le problème, dis-je. Ce n'est pas... là qu'est le problème.
Il avance d'un pas. Je ne recule pas.
Sa main effleure la mienne. Lentement. Comme si ce simple contact était un test. Comme s'il attendait que je le repousse.
Je ne bouge pas.
Il ne fait rien de plus. Pas un mot. Pas un geste brusque.
Mais ce silence, ce presque-contact, c'est déjà trop.
Alors je m'écarte. Juste d'un pas.
— Bonne nuit, Maël, soufflé-je, sans croiser son regard.
Et je pars me réfugier dans la salle de bain, Tess sur mes talons, le souffle court.
Pas parce que j'ai peur de lui.
Mais parce que, dans une autre vie... j'aurais pu répondre à ce regard.
Et ce soir, j'en ai terriblement eu envie.
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