Chapitre 11 - Isis

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Ça n’aurait jamais dû se produire. Pas alors qu’il ne restait que quelques heures à tenir avant qu’il ne parte.

Mais c’est plus fort que moi.
Dès qu’il me touche, je ne peux plus réfléchir. Et je dois mobiliser une volonté folle pour arriver à le stopper.

J’y arrive d’ailleurs de moins en moins.
À chaque fois, on va un peu plus loin que la fois précédente. Et à chaque fois, c’est plus difficile de dire stop.

Je me sens complètement perdue. Je suis partagée entre la nécessité de le voir partir tout à l’heure, et l’envie qu’il reste.

Une semaine.
Une semaine pour me recentrer, me blinder. Mettre à distance tout ce qui vient me mettre à mal chez lui.

Ce matin, j’ai fui. Ma tête a repris le contrôle juste à temps, alors que mon corps avait déjà entièrement cédé. J’essaie de me dire que ces dernières années d’abstinence totale y sont pour quelque chose, mais je sais que c’est faux.

J’ai déjà été plusieurs fois dans la situation où un homme me désirait et l’affichait clairement. Et j’ai toujours su le repousser fermement, sans que cela ne me demande le moindre effort, sans que cela ne suscite la moindre envie chez moi.

Le problème, c’est lui.

Sa fragilité que je perçois, qui fait écho à la mienne.
Tous les sentiments contradictoires qu’il éveille en moi.
Cette façon de passer du connard arrogant à l’homme au bord de la rupture.
Ce masque qu’il met pour se protéger, mais qui se fissure si facilement avec moi.

Ça me touche. Plus que ça ne le devrait.

J’en ai pourtant accompagné, des personnes cassées par la vie — hommes et femmes — mais jamais je ne suis sortie de mon rôle de guide bienveillante, de soutien amical.
Avec lui, je n’y arrive pas.

Je ne suis peut-être pas la meilleure personne pour ce job. Je n’ai plus le recul nécessaire pour rester professionnelle. Je passe mon temps soit à le désirer, soit à le détester. Et je sais que ce n’est pas sain.

Et c’est pour ça que je fuis.

Et ça non plus, ce n’est pas moi.
D’habitude, j’affronte. Je ne me dérobe jamais.

J’ai fait mes tâches du matin en pilote automatique. Et je me retrouve là, devant le pré de mon troupeau, ma tonne à eau remplie dans le 4x4.

Incapable d’en descendre pour aller remplir les bacs.

Au bord des larmes, sans réellement savoir pourquoi.

Le vent est doux. Je vois les chevaux brouter paisiblement. Tess pose sa tête sur ma jambe. Un calme trompeur.

La sonnerie de mon téléphone retentit, m’obligeant à me reprendre. Je décroche, après avoir pris une grande inspiration, me forçant à sourire.

— Allô ?
— Mademoiselle Delcourt ? Isis Delcourt ?
— Oui, c’est bien moi. Que puis-je faire pour vous ?
— Bonjour, je me présente, Olivier Blanc. On m’a conseillé de vous contacter pour un de mes chevaux. Nous rencontrons de grosses difficultés avec lui depuis quelques semaines, sans réussir à comprendre ce qu’il se passe. Pourriez-vous venir cette semaine pour l’évaluer ? Nous dire si vous pouvez l’aider ?
— Oui, bien sûr. Je vous propose de m’envoyer par mail les problématiques précises que vous rencontrez, votre localisation et vos disponibilités. Comme ça, nous pourrons caler le rendez-vous.
— C’est parfait, mademoiselle Delcourt ! Je vous envoie tout ça dans la journée. Je vous souhaite un bon dimanche.
— À vous aussi.

Bon, au moins, je ne manque pas de travail. Et je serai occupée la semaine qui vient.

Tess aboie en direction du chemin, me tirant de mes pensées.
Je lève les yeux…

Maël.

Mon ventre se noue immédiatement.

Je descends du 4x4.

— Je savais que je te trouverais ici. Tu ne crois pas qu’il faut qu’on discute avant que je parte ?
— Je ne sais pas, Maël. Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, vu ce que donnent nos conversations ces derniers temps.
— Et si je promets de ne pas te toucher ? Je ne veux pas partir là-dessus. Je n’ai pas envie de penser à ça pendant une semaine en me demandant ce que toi tu en penses. Devoir revenir sans être certain que c’est bien ce que tu veux aussi.

Je soupire.
Pour une fois qu’il fait preuve de maturité, je ne peux pas le stopper dans cet élan.

— Très bien. On s’assoit ? Tu as raison, il faut poser les choses.

On s’installe dans l’herbe, à l’ombre d’un arbre. À une distance raisonnable.
Tess vient se coucher entre nous, comme une frontière douce.

On regarde le troupeau. Le vent fait frémir l’herbe.

C’est lui qui brise le silence.

— Je veux que tu saches que ce n’est pas calculé. Je ne joue pas avec toi. C’est juste…
— Incontrôlable, complété-je.

Il rit. Un rire sans joie.

— Je n’ai jamais pensé que tu jouais avec moi, Maël.

Je fais une pause.

— J’ai juste du mal à te suivre. Tu passes du mec qui me saute dessus sans retenue à celui qui me pousse à le gifler. Je sens que tu es aussi perdu que moi. Je sais que c’est une façon pour toi de remettre ton masque, de me tenir à distance. De te protéger...Mais tu ne peux pas me blesser volontairement à chaque fois que tu te sens menacé. Ce n’est pas juste pour moi.

Il passe une main dans ses cheveux. Je vois la tension dans ses épaules. Mais il reste silencieux.

— Qu’est-ce qui se passerait si je ne te stoppais pas à chaque fois ?

Je le fixe.

— On coucherait ensemble et le lendemain tu me pousserais à le regretter ? Ce n’est pas sain. Ce n’est pas ce que je veux. Il faut que tu te décides. Soit tu ne me touches plus et on garde une relation professionnelle, amicale. Soit tu veux plus. Et dans ce cas, tu acceptes la possibilité d’en souffrir, sans me le faire payer. Il n’y aura pas d’entre-deux avec moi, Maël.

Je le vois baisser la tête.
Il s’éclaircit la gorge.

— Et toi ? Qu’est-ce que tu veux, Isis ? On parle de moi, de mes envies, de mes pulsions. Mais les tiennes comptent aussi.

Je reste silencieuse quelques secondes.

— Je pense que nos vies, nos rêves, nos attentes sont trop différentes pour envisager une relation.

Il me fixe.

— Mais ?

Je souris avec tristesse.

— Mais, entre la raison et ce que tu me fais ressentir, il y a un fossé. Et je ne sais pas de quel côté je dois me positionner.

Il sourit franchement cette fois.

— Isis, tu es aussi paumée que moi !

Je souris à mon tour. Deux paumés, perdus dans un pré.

— Écoute. Je te propose un entre-deux.

Il me regarde.

— On n’est pas obligés de choisir maintenant. On peut se laisser guider. Laisser une solution s’imposer à nous. Qu’en penses-tu, Isis ? Est-ce qu’on prend ce risque ensemble ?

Il marque une pause.

— Est-ce qu’on décide de se laisser la possibilité de se blesser ? On ne pose pas de nom sur ce qu’on vit. On le vit. C’est tout.

Je l’observe longuement.

Peut-être que c’est ça, la solution.
S’exposer, à égalité.

On a essayé la distance.
Ça ne fonctionne pas.

— Et tu l’envisages comment, au juste ? Je vais devoir me faire sauter dessus toutes les cinq minutes ?

Il éclate de rire.

— Ne me dis pas que ça te déplairait vraiment…

Il reprend :

— Mais non. On a du boulot. Je pensais à jouer franc-jeu. Voir où ça nous mène. Ne rien forcer. Et ne pas céder à toutes mes pulsions… juste aux plus irrépressibles.

Je plisse les yeux. Je reste silencieuse.

Une part de moi me crie de fuir.

L’autre me pousse à faire confiance.

— D’accord. OK pour ce statu quo.

Il sourit. Un vrai sourire.
Pas celui d’un homme qui vient de gagner.
Mais celui de quelqu’un qu’on vient de libérer d’un poids.

Tess soupire à nos pieds. Un petit nuage passe dans le ciel. Le troupeau s’ébroue à quelques mètres. Et je me demande, juste un instant, si je viens d’ouvrir une porte… ou de marcher vers un précipice.

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Je range un bol, je replace un torchon, je repasse une main sur le plan de travail qui n’a pourtant jamais été aussi propre.
J’ai besoin d’occuper mes mains. Mon esprit, lui, refuse de se laisser distraire.

Il va partir.

Juste une semaine, je me répète. Mais une semaine, ici, c’est une éternité.
Et ce qu’il laisse derrière lui, ce n’est pas rien.
C’est un lien fragile, né d’un désordre constant entre nous. Un rythme qu’on venait à peine de trouver.

Je l’entends marcher dans la pièce à côté, refermer sa valise avec ce petit clic qui me serre le ventre.

Quand il entre dans la pièce, je lève les yeux vers lui.
Son sac sur l’épaule. Son regard planté dans le mien.

— Tu es prêt ? je demande, doucement. Comme s’il partait pour longtemps.
— À peu près, répond-il.

Il ne me regarde pas comme d’habitude. Il me détaille, il m’enregistre. Je le sens. Et ça me trouble.

Un silence s’installe. Je pourrais le laisser s’éterniser, par lâcheté. Mais il faut dire quelque chose.

— Tu vas me manquer, je crois.

Je n’ai pas prévu de le dire. C’est sorti tout seul. Il tressaille légèrement. Il ne s’y attendait pas.

Je vois l’émotion passer dans ses yeux. Un éclat doux, presque reconnaissant.

— C’est qu’une semaine, souffle-t-il.

— Je sais. Mais on avait trouvé un rythme. Tous les deux. Et… ça va faire bizarre.

— Je reviens vite.

Il s’approche, tout en douceur. Et bizarrement, je n’ai pas envie de reculer.
Je veux qu’il se rapproche.

Quand il tend la main, je la saisis sans hésiter.

— Merci, Isis. Pour tout ça. Pour moi. Pour Obsi.

Je ris un peu.

— C’était pas si terrible de travailler avec un acteur, hein ?

— J’ai connu pire... mais moins joli à regarder.

Je lève les yeux au ciel, mais mon sourire me trahit. Il est sincère, ce compliment. Et je suis touchée.

Alors, quand il m’attire doucement contre lui, je ne résiste pas.
Je me laisse faire. Je laisse mon front se poser sur son épaule. C’est simple, c’est vrai. Et c’est… terriblement doux.

Je ferme les yeux un instant. Juste pour enregistrer ce que je ressens là, maintenant. Sa chaleur, sa présence. La tension qui s’efface.

— Tu sais… je murmure, presque pour moi, j’ai peur que ce qu’on a construit soit fragile. Qu’une semaine suffise à l’effacer.

— Alors on ne la laisse pas faire, répond-il sans hésiter. Tu me réponds quand j’écris. Et quand je reviens, tu ne m’évites pas. Deal ?

Je hoche la tête. Il me connaît déjà trop bien.

Il me relâche lentement, presque à contrecœur. Nos regards se croisent encore.

— Je reviens, Isis. C’est promis.

— J’y compte bien, Maël.

Et je le regarde partir. Sans rien dire. Parce que je sais que s’il reste une seconde de plus, je ne le laisserai peut-être pas repartir du tout.

Je sors dans la cour quand j’entends le moteur. Il monte dans la voiture. Je croise les bras. Je ne bouge pas.

Il tourne la tête. Nos regards s’accrochent une dernière fois, à travers la vitre.

Je ne lui fais pas signe. Je ne souris pas.

Mais je sais qu’il a compris.

Je l’attends.

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