Chapitre 13 - Isis

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Mon téléphone sonne pile au moment où je m'installe pour lire. Tess grogne légèrement au pied du lit. Elle me sent tendue, et déteste ça.

Je regarde la notification, Maêl, encore.

Je me décide quand même à ouvrir son message :

Je crois que j'ai réagi comme un con l'autre jour.

Je n'ai pas su te dire ce que je ressentais.

Tu m'as manqué cette semaine.

J'aimerais rattraper ça. Quand tu seras prête.

Je reste figée, les yeux collés à l'écran.
Je relis une fois. Deux. Trois.
Les mots me touchent plus que je ne l'aurais cru. Ils sont simples. Vrais. Justes.

Je m'appuie contre mon oreiller. Mon souffle est court.
Une partie de moi a envie de sourire. Il a écrit. Il a osé.
L'autre est encore un peu en colère. La froideur qu'il m'a balancée l'autre soir m'a glacée. Et pourtant, je sens la tension se relâcher doucement.

Tess relève la tête et m'observe en silence.
Je souris en coin.

— Ouais... il m'a bien eue.

Je reprends mon téléphone. Mes doigts survolent le clavier.
Je commence à écrire. J'efface. Je recommence.

Puis je me décide :

Merci pour ton message. Je ne te cache pas que j'ai été blessée.
Mais je suis contente que tu aies écrit. Moi aussi tu m'as manqué.
Je veux bien qu'on essaie de rattraper ça. Doucement.

Je reste quelques secondes à fixer l'écran, puis j'appuie sur envoyer.

C'est fait.

Je repose le téléphone à côté de moi. Et là, sans que je m'y attende, un soupir m'échappe. Un vrai. Celui qu'on pousse quand quelque chose se débloque à l'intérieur.

Je souris. Rien de très visible. Mais c'est là.

_________________________________________________________________________

Le lendemain matin, je me rends au Haras d'Albencourt, à la rencontre d'Olivier Blanc et de son cheval. Le domaine est grand, bien entretenu, presque trop. Le genre d'endroit qui se veut discret et classe, avec ses allées gravillonnées, ses paddocks impeccables et ses bâtiments modernes à la façade trop lisse pour être honnête.

Je suis accueillie par un jeune palefrenier à la politesse rigide. Il me salue à peine avant de m'emmener vers les écuries, apparemment briefé pour ne rien dire de plus que le strict nécessaire. On marche en silence, seuls les sabots d'un cheval au loin rythment nos pas.

Le box est au fond de l'allée, un peu à l'écart des autres. 

— Voilà Nébuleux d'Argonne, m'annonce-t-il en ouvrant la porte du box.

Le cheval lève la tête d'un coup sec. Il se plaque contre la paroi du fond, les yeux écarquillés, le poitrail en sueur malgré la fraîcheur du bâtiment. Je n'ai même pas encore fait un pas que je sens déjà la panique sourde de son corps.

Je reste immobile, à bonne distance. Il tremble. Il ronfle presque. Ses naseaux s'ouvrent et se ferment à toute vitesse. Il attend le coup. Ou l'ordre. Ou les deux.

Je déglutis. Ce regard, cette posture... Je les ai déjà vus. Trop de fois.

Je prends une longue inspiration, approche très lentement, mains ouvertes, corps relâché. Dès que je fais un geste, il se fige. M'ignore un instant, puis me lance un regard de côté, plein d'angoisse rentrée. Pas de colère. Juste une terreur verrouillée.

J'avance un peu plus et me glisse dans le box. Il se replie contre le mur, les postérieurs sous lui. Je lève les yeux... et je le vois. Le mors Verdun accroché à la porte. Le même type de filet. Les mêmes enrênements.

Mes tripes se nouent. Ce n'est pas une coïncidence. Et ce n'est pas un hasard si ce cheval me rappelle Orion à l'époque où je l'ai récupéré. Les mêmes tensions dans l'encolure. Les mêmes regards vides. Le même dressage cassé.

Je me redresse. L'air me semble plus lourd.

— Vous avez dit... Nébuleux d'Argonne, c'est ça ?

Le jeune hoche la tête.

— Il appartient à qui, ce cheval ?

Il hésite une seconde. Puis lâche :

— À Monsieur Blanc, mais il a changé de cavalier récemment... Je crois que vous le connaissez. Gabriel Leval.

Mon estomac se tord. Le nom claque dans l'air comme une gifle. Je sens mon sang se retirer de mes mains. Mon souffle se coupe. L'envie de vomir me monte à la gorge, instantanée.

Je sors du box sans un mot. Je m'éloigne, vite, jusqu'à ce qu'il ne me voie plus. Et je m'effondre contre le mur de la sellerie, la gorge nouée, les poings serrés.

C'est lui. Il recommence.

J'entends des pas dans le couloir. Je prie silencieusement pour que ce ne soit pas lui. J'ai mis tellement de temps à me relever après notre séparation. Je me croyais détachée de tout ça. Guérie. Mais mon corps, lui, ressent toujours la même terreur sourde. Comme toutes les fois où il nous a frappés, humiliés, insultés. Toutes les fois où il a abusé de nous. Se servant de mon corps comme d'un défouloir, un exutoire. Des rapports imposés, violents, douloureux, non consentis.

Il m'a détruite. Physiquement. Émotionnellement. Mentalement.

Sans Orion, je n'aurais jamais eu la force de partir. C'est le jour où je l'ai surpris à maltraiter ce cheval que j'avais vu naître que j'ai enfin eu le déclic. J'ai appelé mon père, lui demandant de venir nous chercher immédiatement.

Ce départ m'a valu un dernier passage à tabac quand je suis venue récupérer mes affaires. Mais ça m'a aussi sauvé la vie.

Je sors mon téléphone. Je rédige un message à mon père, les doigts tremblants : 

Je viens de croiser un cheval confié à Gabriel. Je vais avoir besoin de toi. 

Je ne l'envoie pas tout de suite. Mais l'avoir écrit m'apaise un peu.

— Mademoiselle Delcourt ? Tout va bien ?

Je me redresse, essaie de reprendre contenance. Je fais semblant d'avoir pris un appel téléphonique et reviens vers Monsieur Blanc, qui m'attend devant le box, l'air soucieux.

— Alors ? Qu'en pensez-vous ? Je ne comprends pas... C'était un cheval adorable, doux, très proche de l'homme. Quel est votre avis ?

— Vous voulez mon avis ? Changez de cavalier. Voilà mon avis. Choisissez quelqu'un qui respecte son cheval, au lieu de le casser.

— Je... je ne comprends pas, Mademoiselle.

— Ah non ? Vous ne voyez pas dans quel état est ce cheval ? Vous ne remarquez pas qu'il est terrorisé ? Et vous ne vous demandez pas ce qui a changé récemment ?

— Le confiage à Gabriel... murmure-t-il. Soyons clairs, Mademoiselle Delcourt : vous accusez Gabriel Leval d'avoir maltraité Nébuleux ?

— Je vous laisse entrer dans le box et tirer vos propres conclusions. Moi, je n'ai plus rien à faire ici.

Je m'apprête à tourner les talons, pressée de quitter cet endroit, mais Monsieur Blanc me retient.

— Mademoiselle Delcourt, attendez s'il vous plaît ! J'ai entendu ce que vous m'avez dit, et croyez-le ou non, je tiens à Nébuleux. Pouvez-vous nous aider, oui ou non ?

Je m'arrête. Il me tient. Je suis incapable de tourner le dos à un cheval. Encore moins en sachant ce qu'il a vécu. Mais je ne peux pas non plus prendre le risque de recroiser Gabriel.

— Ça dépend, Monsieur Blanc. Comptez-vous ou non continuer à confier Nébuleux à Gabriel Leval ?

Il hésite. Il baisse les yeux, soupire longuement, puis relève la tête :

— Je... Si vous parvenez à l'aider, je romps le contrat avec Gabriel. Et je vous laisserai choisir vous-même le cavalier qui lui conviendra.

— Très bien, cédai-je. Amenez-moi Nébuleux dès que possible.

— Je règle quelques détails et j'organise le transport. Il devrait être chez vous la semaine prochaine. Merci, Mademoiselle Delcourt. Pour votre sincérité. Et votre franc-parler.

— Je vous en prie. Au revoir.

Je tourne les talons et fonce vers mon 4x4. Il faut que je quitte cet endroit. Maintenant.

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