Chapitre 14 - Maël

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Le vibreur de mon téléphone me tire d’un demi-sommeil. Je l’attrape à tâtons, le cœur battant plus fort que je ne veux l’admettre. 1 nouveau message — Isis.

Je me redresse dans le lit, la lumière filtrée par les rideaux me picote les yeux, mais je n’ose pas attendre une seconde de plus. Je clique.

« Merci pour ton message. Je ne te cache pas que j’ai été blessée. Mais je suis contente que tu aies écrit. Moi aussi tu m’as manqué. Je veux bien qu’on essaie de rattraper ça. Doucement. »

Je relis le message trois fois. Chaque mot est à la fois une caresse et une promesse fragile. Elle ne m’envoie pas balader. Elle ne ferme pas la porte. Elle ne me dit pas qu’elle m’attend, mais elle me laisse une place. Une vraie. Et cette place, je veux en être digne.

Je me laisse tomber en arrière dans les draps, un souffle long et libérateur m’échappant. Mon cœur ralentit, mais mon esprit bouillonne. J’ai deux jours pour me recentrer. Deux jours pour redevenir un homme capable de mériter ce genre de message. Et bordel… je n’ai jamais eu aussi hâte de rentrer quelque part.

Quelques secondes plus tard, nouveau message. De Bastien cette fois :

« Alors, Cupidon ? Elle a répondu ou tu fais encore des refresh toutes les 12 secondes ? Tu sais que je suis pas le mec le plus romantique du monde, mais là j’ai besoin de savoir si t’as un cœur brisé à recoller ou si je dois prévoir le champagne. »

Je souris. C’est ce que j’aime chez ce mec. Sous son air détaché, il est réellement présent et investi. Je tape ma réponse rapidement :

« Tu peux sortir le champagne, mais garde la boîte de mouchoirs pas trop loin. C’est pas un grand oui, c’est un “tu peux revenir”. »

Je commence à me préparer un café en réfléchissant à quoi répondre à Isis. Elle est douce et indulgente, comme d’habitude. J’ai envie de lui montrer que je suis capable de changer, capable d’être à la hauteur pour elle. C’est difficile pour moi. C’est un exercice dans lequel je ne suis pas doué. Je sais jouer les émotions, les simuler. Mais avec elle, hors de question de jouer : elle me crame direct.

Je dois trouver un juste milieu entre un étalage de sentiments qui me mettrait mal à l’aise, et ma froideur habituelle qui l’éloignerait de moi. Je refoule donc mon envie de répondre juste “ok” et me creuse un peu plus pour trouver une réponse plus juste, plus proche de ce que je ressens.

Je prends un bon quart d’heure à trouver les mots justes, et finis par cliquer sur “envoyer” :

« Merci pour ton message. J’ai été maladroit, je le regrette. Je ne suis pas doué pour ce genre d’échange, mais je veux apprendre. Pour une fois, j’ai envie de faire les choses bien. »

Je peux enfin démarrer ma journée. Apprendre mes répliques, participer à une réunion de travail avec Franck. Il doit me présenter une prof de comédie qui va m’aider à développer la dimension émotionnelle de mon personnage. Il ignore que la meilleure prof pour ça, il me l’a déjà présentée. Il est clair que mon personnage sera inspiré d’elle. De sa façon de tout gérer dans le calme, la retenue. Elle sait être tranchante, mais jamais un mot plus haut que l’autre. Malgré son petit mètre soixante, elle sait parfaitement s’imposer dans le plus grand des calmes. Un souvenir de sa main sur la mienne, de son regard planté dans le mien, me traverse — brutal dans sa douceur. C’est elle que je veux avoir en tête quand je joue ce rôle. Pas une version inventée. Elle.

Je rejoins Franck dans son bureau. Il est en conversation avec une femme d’environ mon âge, assise sur son bureau. Je trouve ça déplacé, mais ne relève pas. Là où, habituellement, je l’aurais étudiée précisément pour évaluer si elle méritait de finir dans mon lit, je la regarde à peine.

— Ah, Maël, bonjour ! Je te présente Clara Montfort. Elle va t’aider à préparer le côté émotionnel de ton rôle.

— Oh, tu sais, pour ce qui est de l’émotionnel, vivre une semaine avec Isis a été le meilleur des cours.

— C’est vrai qu’elle a le don pour traverser les carapaces, observe-t-il en riant. Mais là, on est sur une autre dimension. Ton personnage est complexe, fort, mais plein de fêlures. Clara va te faire répéter certaines scènes pour t’aider à ajuster ton jeu.

Elle s’avance vers moi, un sourire carnassier aux lèvres, et minaude en me tendant une main parfaitement manucurée.

— Monsieur Desprès, je suis ravie de vous rencontrer.

Elle l’a dit d’une voix basse et chaude, comme si elle me murmurait une promesse obscène. Loin d’attiser mon désir, ça me répugne. Son regard ne cherche pas à comprendre, il cherche à posséder. J’ignore sa main tendue et me contente d’un signe de tête glacial. Je connais vaguement la réputation de Mme Montfort, et je sais que Bastien la connaît plus personnellement. Il ne l’apprécie pas — ou plutôt, ne l’apprécie plus. Et cette raison est suffisante à mes yeux pour ne pas vouloir travailler avec elle.

— Franck, on peut se parler ? En privé.

— Bien sûr. Clara, vous pouvez aller en salle de réunion. Maël vous rejoindra dans un instant.

Elle s’exécute en roulant des hanches, un faux sourire aux lèvres. Même son parfum m’agresse.

— Je t’écoute, Maël.

— Je ne veux pas travailler avec Mme Montfort. Je n’aime pas sa réputation. Et je ne l’apprécie pas.

— Écoute, Maël. Je ne te demande pas de l’apprécier, mais c’est la meilleure dans son domaine. Et les rôles que tu as eus jusque-là ne te demandaient pas une telle profondeur émotionnelle. Je te laisse ta chance parce que je crois en ton talent

— et un peu aussi parce que c’était la seule façon de me débarrasser de ton agent. Tu as très bien travaillé avec Isis, tu t’en sortiras également avec Clara. Prouve-moi que je ne me suis pas planté à ton sujet. Va la rejoindre maintenant.

Je souffle, sors de son bureau, et appelle la seule personne capable de raisonner Franck : Bastien.

— Je viens de rencontrer Clara Montfort. Félicitations, tu viens de m’envoyer dans un traquenard.

— Tu veux dire une professionnelle mondialement reconnue dans la direction d’acteur, ou la mante religieuse qui flirte en respirant ? répond distraitement Bastien.

— La deuxième. Et j’ai pas signé pour ça. — Si tu veux mon avis, tu devrais prendre ça comme un entraînement de self-control. Une Clara par jour, c’est le yoga du jeu d’acteur. — Tu me files une coach qui veut m’analyser en slip et tu me dis de faire du yoga ?

— Respire par le nez, reste pro. Elle n’attend qu’une chose : que tu perdes ton calme pour pouvoir t’ouvrir en deux. Garde la tête froide, laisse-la croire qu’elle mène la danse, et bosse avec elle comme si c’était une scène. Tu l’as déjà fait mille fois.

— Ouais. Sauf qu’elle, elle veut pas que je joue un rôle. Elle veut me démonter.

— Alors montre-lui que t’es déjà remonté à bloc. Et que ce rôle, t’as pas besoin d’elle pour l’habiter. T’as Isis pour ça, non ?

Et il raccroche. C’est pas exactement le soutien que j’espérais. Mais le message est clair : “débrouille-toi et ne déconne pas”.

Je vérifie que Isis ne m’a pas répondu, mais elle ne m’a donné aucun signe de vie depuis hier soir et je dois dire que ça commence à m’inquiéter. Elle devait voir son client ce matin, j’aurais aimé savoir comment ça s’était passé. Je décide de lui envoyer un message, sans vouloir paraître trop insistant :

« J’espère que ton rendez-vous s’est bien passé. Je pense à toi. Je peux te rejoindre dès demain soir ? Je n’ai aucune obligation ce week-end. »

J’appuie sur envoyer. Ça a été plus simple que prévu, presque naturel. Je n’avais pas prévu d’écrire la fin, et il y a peu de temps je n’aurais même pas osé l’envoyer par peur d’un refus de sa part. Mais quelque chose me dit qu’elle ne refusera pas.

Je prends mon courage à deux mains et entre dans la salle de réunion, prenant soin de ne pas fermer la porte.

La pièce est silencieuse. Des feuilles de script traînent sur la table. Clara referme lentement le scénario d’un geste étudié. Elle se lève, contourne la table, et s’approche de moi. Je relis encore une ligne, concentré.

— Tu sais, Maël… y’a des émotions qu’on ne peut pas feindre. Pas vraiment. Les scènes d’intimité… ça se joue avec le corps, pas avec des mots, me glisse-t-elle d’un ton bas.

Elle s’arrête juste devant moi, plantant ses yeux dans les miens, pas à la façon d’Isis. Là, c’est juste désagréable, intrusif. Je lève lentement le regard, sans un mot.

— Tu pourrais être bien meilleur si tu laissais tomber le contrôle, juste un peu. C’est ça ton blocage. T’as peur d’être traversé. De ressentir pour de vrai. Peut-être qu’il faudrait qu’on explore ça… toi et moi.

Elle pose deux doigts sur la feuille devant moi, les fait lentement glisser vers moi, comme une caresse indirecte. Un sourire carnassier étire ses lèvres. Je reste impassible, mais mes mâchoires se contractent légèrement.

— Je préfère garder mes scènes crédibles. Et ma vie privée intacte, répliquais-je d’un ton froid, le regard fixe.

— Tu te méfies de moi, Maël ? Tu crois que je mélange tout ? Ça ne serait qu’un... exercice. Tu pourrais même appeler ça une immersion, si ça te rassure, demande Clara, en haussant un sourcil, feignant l’innocence.

— Je ne suis pas du genre à jouer à ça. Et encore moins avec des gens qui considèrent les autres comme des marionnettes. Je ne suis pas un rôle à conquérir. Pas un défi. Et sûrement pas ton terrain d’entraînement.

Je ferme le script d’un coup sec, me lève sans la lâcher des yeux. Puis, je quitte la salle.

Clara ne bouge pas. Elle me fixe, son sourire un peu plus crispé cette fois, déstabilisée par le rejet direct.

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