Chapitre 18 - Maël
Sur le trajet jusqu’à chez Isis, je souffle enfin. J’ai été à la hauteur. Juste cette fois, peut-être. Sa mère m’a accueilli chaleureusement. Son père ne m’a pas rejeté. C’est déjà beaucoup.
Mais quelque chose en elle a changé.
Isis, toujours solide, contenue sans jamais être froide, semble… fragile. Comme fissurée de l’intérieur. Ce demi-câlin, ce geste à peine esquissé entre nous, avait un goût d’urgence. Un barrage prêt à rompre. Et je n’ai pas su quoi faire. J’aurais voulu la serrer contre moi. Un vrai contact. Réconfortant, rassurant. Un cocon. Mais au lieu de ça, je suis resté raide, maladroit, distant.
Elle ne m’en a pas tenu rigueur. C’est Isis. Elle prend ce qu’on lui donne, sans rien exiger de plus. Elle ne demande jamais. Elle accueille. Et moi, je me sens minuscule à côté de cette capacité d’acceptation.
Je voudrais être à la hauteur. Mais je ne sais pas comment faire.
La peur me tord le ventre. Pas la peur d’échouer professionnellement — j’en ai connu d’autres — mais la peur de mal faire avec elle. La peur de ne pas faire assez. D’être un poids alors qu’elle semble déjà au bord du gouffre.
Comment devenir un pilier pour quelqu’un, quand on n’en a jamais eu soi-même ?
Mon enfance n’a jamais été un havre. J’ai été élevé à la dure, à coups d’objectifs, de compétition, de silence. L’affection, on n’en parlait pas. Les câlins, c’était bon pour les faibles. J’ai grandi avec des règles, des attentes, et la peur de décevoir. Pas d’amour. Juste des performances à atteindre pour grappiller une once de reconnaissance.
Alors non, je ne sais pas être doux. Ni affectueux. Je ne sais pas poser une main sur une joue sans me sentir ridicule. Je ne sais pas rassurer autrement qu’avec de l’humour ou des répliques toutes faites. Les émotions ? Je sais les jouer. Mais les vivre, c’est une autre histoire.
Avec Isis, je ne peux pas tricher. Elle voit à travers. Elle capte tout, les silences comme les fuites. Je dois apprendre. Être maladroit. Me planter. Mais essayer.
Et j’espère qu’elle me laissera le faire. Qu’elle me laissera apprendre. Parce qu’au fond, c’est tout ce qu’elle m’a demandé.
Et je veux lui offrir au moins ça.
Nous arrivons devant la maison. Je me gare derrière elle. Je coupe le contact, mais je reste une seconde assis, les mains sur le volant. J’essaie de me préparer. À quoi, je ne sais pas exactement. À l’atmosphère étrange entre nous. À cette tension douce-amère que je sens depuis ce matin.
Isis sort du 4x4. Elle ne se retourne pas tout de suite. Elle avance vers la porte avec une lenteur calculée. J’attrape ma veste, la suis, le pas un peu plus lourd qu’il ne devrait.
Elle pousse la porte d’entrée, me laisse passer. Son silence est pesant, pas hostile, mais tendu. Je referme derrière moi. Elle s’affaire dans la cuisine sans un mot.
— Je vais faire du café, dit-elle simplement.
Je hoche la tête et la suis. Mes gestes sont maladroits, je me sens grand, encombrant, trop présent. Je pose mes clés. Un silence. J’aimerais combler le vide, dire quelque chose. Mais rien ne me vient.
Elle m’apporte une tasse. Nos doigts s’effleurent à peine. Je me dis que je devrais lui toucher la main. Juste un peu. Juste pour dire : je suis là. Je me retiens.
Elle s’assoit sur le canapé, les jambes repliées, son sweat remonté jusqu’au menton. Elle a l’air minuscule.
Je m’installe à côté d’elle, un peu trop loin à mon goût, mais je ne veux pas la brusquer. Je jette un œil en coin. Elle tremble légèrement. Pas de froid. De fatigue peut-être. Ou de ce poids que je ne comprends pas encore tout à fait.
Je tends le bras, timidement, et pose ma main sur son épaule. Elle ne bouge pas. Ne se crispe pas non plus.
— Ça va ? murmuré-je.
Elle hoche la tête. Mais c’est un mensonge. Je le vois.
Alors je glisse un peu plus près. Lentement. Je passe mon bras autour d’elle. Mon cœur bat fort. Je m’attends à ce qu’elle se dérobe.
Mais elle se laisse faire.
Elle vient se caler contre moi, posant sa joue contre ma clavicule. Et là, je sens à quel point elle en avait besoin. Son corps entier semble relâcher une tension qu’elle portait depuis trop longtemps. Je ne bouge plus. Je la tiens simplement, pas fort, pas trop près, mais avec toute la douceur dont je suis capable.
Sa main attrape timidement les plis de mon t-shirt. Elle s’y agrippe. Juste un peu. Et cette pression-là, minuscule, me bouleverse.
— Tu peux rester comme ça ? me souffle-t-elle, si bas que j’ai du mal à l’entendre.
— Aussi longtemps que tu veux, je réponds, ma voix un peu rauque.
Je pose doucement ma joue contre ses cheveux. Elle ne fuit pas. Je sens ses épaules se soulever légèrement, un soupir long, retenu.
On reste là. Dans le silence. Ensemble.
Et dans ce silence, je comprends que je n’ai pas besoin de grandes déclarations. Que ce qu’elle attend, c’est exactement ce que je suis en train de faire : être là. Vraiment là.
La vaisselle est rangée. Le silence s’est à nouveau installé, mais cette fois, il est plus doux, moins tendu. On s’est calés tous les deux sur le canapé, les jambes repliées, un vieux plaid sur les genoux. Une émission passe à la télé, sans que ni l’un ni l’autre n’y prête vraiment attention.
Isis s’est pelotonnée contre moi sans un mot. Sa tête repose sur mon torse, sa main posée contre mon ventre. Je sens ses doigts qui bougent parfois, comme pour vérifier que je suis bien là.
Je ne bouge pas. Je respire lentement, profondément, pour lui offrir un rythme stable. Ma main repose sur son bras. Je la caresse doucement du bout du pouce, à peine, juste assez pour qu’elle sente que je suis là, sans en faire trop.
— Merci d’être venu, murmure-t-elle, sa voix assourdie contre moi.
— Il n’y a nulle part d’autre où je préfère être, je réponds simplement.
Elle ne dit rien. Mais je sens son souffle ralentir. Son corps se détend peu à peu contre le mien. Elle lutte pour ne pas sombrer dans le sommeil, je le sais. Mais sa fatigue est plus forte.
— Tu peux t’endormir, lui glissé-je doucement. Je reste là.
Un léger hochement de tête. Puis plus rien.
Ses traits s’adoucissent, son corps devient plus lourd. Elle s’est endormie, là, contre moi, en toute confiance.
Je reste un moment sans bouger. Juste à l’observer. À ressentir.
Elle dort. Contre moi. Comme si j’étais un refuge.
Et moi, j’ai l’impression d’être ce gosse maladroit à qui on aurait confié un objet trop précieux. J’ai peur de bouger, de respirer trop fort, de tout faire foirer. Parce que ce qu’elle m’offre là… c’est un cadeau que je ne mérite pas encore.
Mais je veux apprendre. Je veux être ce genre de mec. Celui qui rassure. Celui qui veille, même dans le silence.
Je sens son souffle chaud sur ma chemise. Sa main qui s’accroche encore un peu à moi. C’est minuscule comme geste, mais ça me retourne. Parce que ça veut dire qu’elle tient. Qu’elle accepte ma présence. Qu’elle s’autorise à s’abandonner un peu. Avec moi.
Et putain… je crois que j’ai jamais rien voulu préserver autant que ce moment-là.
Alors, avec le plus de précaution possible, je me lève. Je la prends contre moi, doucement, comme un fardeau précieux. Elle ne se réveille pas. Sa main reste accrochée à mon t-shirt.
Je traverse le couloir en retenant mon souffle. Je pousse la porte de sa chambre du bout des doigts.
La pièce sent sa crème pour le corps et un peu le foin. C’est con, mais ça sent Isis. Et ça me bouleverse.
Je la dépose sur le lit, délicatement. Elle se tourne légèrement, s’agrippe à l’oreiller.
Je rabats la couverture sur elle, effleure une mèche de cheveux qui lui barre la joue.
Je ne sais pas encore ce que je suis pour elle.
Je ne sais même pas ce qu’elle attend de moi.
Mais ce que je sais, c’est que je suis là. Ce soir, maintenant. Et que je veux rester. Pour une fois dans ma vie, j’ai envie d’arrêter de fuir.
Parce que s’il y a une chose que je ressens avec certitude, c’est que ce petit corps recroquevillé dans ce lit… c’est ma boussole.
Je sors sans bruit, referme la porte à demi, et m’installe sur le canapé, dans le silence revenu.
Ce soir, je ne cherche pas plus. Ce que je voulais, c’était ça : être là quand elle en avait besoin.
Et ce soir, j’y suis arrivé.
Je somnolais à peine. La maison est silencieuse, les murs craquent doucement sous le poids de la nuit. Mais soudain, un bruit me tire de cette semi-conscience.
Un gémissement. Étranglé. Puis un autre. Plus fort. Un murmure paniqué.
Je me redresse aussitôt sur le canapé, le cœur déjà trop rapide.
Isis.
Je tends l’oreille, la respiration suspendue.
Elle parle dans son sommeil. Non… elle supplie.
— Non… arrête… je t’en prie… touche pas à Orion…
Mon sang se glace.
Je me lève sans réfléchir. Traverse le couloir, pieds nus sur le parquet froid.
La porte de sa chambre est entrouverte. Je pousse doucement.
Elle se débat dans ses draps, le front en sueur, les lèvres tremblantes. Son visage tordu par l’angoisse.
Je m’approche, lentement. Elle crie à mi-voix, perdue dans son cauchemar.
— Gabriel, non… pas lui… pas encore…
Putain. C’est son passé qui remonte.
Je sens la colère sourdre dans ma gorge, mais je la ravale. Ce n’est pas le moment.
Je m’agenouille au bord du lit.
— Isis… c’est fini… c’est un rêve, tu m’entends ? Je suis là.
Elle se débat encore, alors je pose une main sur son bras. Légère, douce, comme si je risquais de la briser.
— Isis, c’est moi. C’est Maël. Réveille-toi.
Ses yeux s’ouvrent d’un coup. Hagards. Humides. Elle halète, perdue. Elle me regarde sans me voir, son regard traverse encore les murs du cauchemar.
Je ne bouge pas. J’attends qu’elle me revienne.
— C’est terminé… tu es en sécurité. Personne ne viendra. Je suis là.
Elle cligne des yeux. Reconnecte. Lentement.
Sa main tremblante s’accroche à mon t-shirt.
— Maël…
— Oui. C’est moi. Je bouge pas.
Elle s’assoit d’un coup, tire les draps contre elle comme un bouclier. Son corps tremble.
J’ai envie de la prendre dans mes bras. Mais je ne fais rien. Je ne veux pas la brusquer.
Je reste là, à genoux devant elle. Une présence. Une ancre.
— Tu veux que je reste ? murmuré-je.
Elle hoche la tête, minuscule mouvement à peine perceptible.
Alors je monte sur le lit, lentement. M’assieds contre la tête de lit. Elle hésite. Puis elle se glisse contre moi, le visage dans mon t-shirt, ses bras autour de ma taille. Je l’enlace. Doucement.
Et cette fois, ce n’est pas elle qui cherche du réconfort. C’est moi qui le donne.
De mon mieux. Maladroitement.
Mais sincèrement.
Je ne parle pas. Je respire. Pour deux. Je reste là, les doigts caressant ses cheveux en rythme.
Et quand son souffle redevient régulier, apaisé, je ferme les yeux à mon tour.
Pour la première fois, ce n’est pas elle qui me tient.
C’est moi qui la tiens debout.
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