Chapitre 21 - Isis
Je remet doucement mon tshirt. Mon souffle est encore un peu court, ma peau brûlante là où ses mains s’étaient posées. Le silence qui suit l’appel est à la fois pesant et salvateur. Je fixe le sol, assise sur le bord du canapé, les jambes repliées contre moi.
On a vraiment failli basculer.
S’il n’avait pas décroché, si son téléphone n’avait pas sonné... Je crois qu’on aurait fini à poil sur le canapé. Et je ne sais pas si j’aurais su m’arrêter. Si j’en aurais eu la force, ou même l’envie.
J’ai encore le goût de ses lèvres sur les miennes, le souvenir de ses mains qui glissent sur mes hanches, de ses yeux posés sur moi comme si j’étais la seule chose qui existait. Et malgré le feu encore présent dans mon ventre, malgré le désir qui pulse au creux de mes reins, je ressens cette boule dans la gorge. Une alarme sourde.
C’est trop tôt. Trop fragile.
Pas parce que je n’en ai pas envie — ça, c’est évident. Mais parce que je ne peux pas juste me donner à lui comme ça, dans un instant de fièvre. J’ai besoin d’engagement, même minime. D’une parole, d’un repère. Pas de jolies promesses au creux d’un moment suspendu. Pas d’un “ici et maintenant” qui s’effondrera peut-être demain matin.
Je me promets d’arrêter de lui céder à la moindre caresse, à la moindre étincelle entre nous.
Mais au fond, j’ai aussi peur de ne pas y arriver. D’avoir déjà trop lâché prise.
Mes derniers rapports, c’était avec Gabriel. Et ils n’étaient pas consentis. Juste penser à ça me donne la nausée. Pendant des mois, je n’ai pas supporté qu’on me touche. L’idée même de l’intimité me tordait l’estomac. J’ai mis du temps à m’en sortir. À retrouver mon corps. À me sentir en sécurité dedans.
Et aujourd’hui, avec Maël… je ressens à nouveau cette envie. Cet abandon. Ce besoin de lui. Et ça me terrifie.
J’ai peur de ce que ça pourrait réveiller. Peur qu’il le sente, qu’il le vive comme une trahison ou un malaise. Je n’ai pas envie de lui faire porter ça. Ce ne serait pas juste. Il ne mérite pas mes ombres.
Une partie de moi aimerait lui en parler. Lui dire. Pour qu’il comprenne. Pour qu’il sache ce qu’il risque de réveiller sans le vouloir.
Mais une autre partie… a peur. Peur de lui montrer l’étendue de mes blessures. Peur qu’il ne voie plus que ça. Que la femme forte qu’il admire soit réduite à une petite chose cassée. Peur qu’il ait peur à son tour. Et qu’il parte.
Alors je reste là, silencieuse, les bras autour de mes genoux. J’écoute les pas de Maël dans la cuisine. Il essaie de donner le change, je le sens. Mais moi je suis encore suspendue au bord du gouffre. Et je ne sais pas si je dois faire un pas en avant… ou reculer.
Il revient du fond de la maison, deux verres d’eau à la main. Il me les tend sans un mot, me lance un sourire doux, un peu incertain. Je prends le verre, mais je n’en bois pas tout de suite. Mon regard glisse vers le sol, mes doigts tremblent à peine.
Il s’installe à côté de moi, sans chercher le contact, mais assez près pour que je sente sa chaleur. Le silence s’installe, pas tendu, mais fragile. Il attend. Il ne pose pas de question, ne force rien. Et peut-être que c’est pour ça que les mots viennent.
— Maël…
Il tourne la tête vers moi. Ses yeux sont calmes, ouverts.
— Je dois te dire quelque chose. Je... c’est pas facile à dire. Et je sais pas si c’est le bon moment. Mais je peux pas faire comme si de rien n’était.
Il ne bouge pas. Il m’écoute. Juste ça. Présent. Disponible.
— Tu sais, mes derniers rapports… C’était avec Gabriel.
Un souffle court, douloureux. Je l’entends. Il ne dit rien, mais son corps s’est un peu raidi. Il comprend. Il sait ce que ça implique, ou du moins, il devine.
— Et c’était pas... c’était pas consenti. Pas vraiment. Pas toujours. Il prenait. Et moi, je survivais. Je... j’ai mis du temps à mettre des mots dessus. Et encore plus à me reconstruire.
Je le regarde, pour la première fois depuis le début. Je veux voir sa réaction. Voir s’il fuit dans les yeux.
Mais il ne bouge pas. Il ne détourne pas le regard. Et dans ses pupilles, il n’y a ni pitié, ni horreur. Juste une tristesse douce, contenue. Et une colère sourde, qu’il tente de maîtriser pour ne pas m’effrayer.
— J’ai peur, Maël. J’ai peur que mon corps se fige à nouveau. J’ai peur d’avoir une réaction que je ne contrôle pas. Et j’ai encore plus peur que ça te fasse du mal à toi. Que tu crois que c’est contre toi. Ou que tu t’éloignes.
Je baisse la tête. Je n’ose pas lui demander de rester. Pas après ça.
Mais sa main vient se poser doucement sur la mienne. Légère. Sans rien d’autre que la chaleur de sa peau contre la mienne.
— Merci de me l’avoir dit, souffle-t-il. T’aurais pas eu à le faire. Mais je suis honoré que tu me fasses confiance. Et je suis là. D’accord ? À ton rythme. Il n’y a rien que je veuille plus que de t’avoir… mais jamais si ça te blesse. Jamais si tu n’es pas sûre. T’as le droit de changer d’avis cent fois. De dire non, de dire “pas maintenant”. Et je resterai. Toujours.
Je sens une larme couler, silencieuse. Ce n’est pas une larme de tristesse. C’est du soulagement, brut. Celui qu’on ressent quand on pose un poids au sol qu’on portait depuis trop longtemps.
— Merci... je murmure à mon tour.
Il m’attire doucement contre lui. Cette fois, c’est moi qui glisse mes bras autour de sa taille. Qui me niche contre son torse. Et il ne fait rien d’autre que me tenir. Vraiment tenir. Juste ça.
Et pour la première fois depuis longtemps, je me dis que peut-être… je ne suis plus seule à porter tout ça.
Il reste encore quelques secondes sans rien dire. Je crois qu’il cherche ses mots. Ou peut-être qu’il essaie simplement de les contenir pour ne pas tout casser. Puis il inspire longuement, et sa main serre un peu plus la mienne. Pas fort. Juste… fermement. Avec cette chaleur calme que je n’aurais jamais pensé trouver chez lui.
— Merci de m’avoir dit ça, souffle-t-il.
Sa voix est grave, posée. Sincère. Il ne cherche pas à combler. Pas à réparer. Juste à être là. Et ça vaut mille fois plus.
Il me regarde dans les yeux, avec cette intensité tranquille qui m’arrache un frisson.
— Je suis désolé pour ce que t’as vécu, Isis. Tellement désolé. Et je veux pas que tu penses une seule seconde que tu me “fais porter” quoi que ce soit. Je suis là parce que je veux l’être. Pas par devoir. Pas par pitié. Parce que je t’aime comme t’es, avec ce que tu portes. Et t’as pas à aller plus vite que ce que tu peux. Y a pas de pression. Jamais.
Je sens mes yeux s’embuer. Ce qu’il dit… c’est simple. C’est juste. Et ça tombe à l’endroit exact où j’en avais besoin.
Il me caresse doucement le dos de la main avec son pouce, puis me sourit, tout bas :
— Et là, tout de suite, j’ai pas envie que tu restes avec ce poids sur les épaules. T’as les chevaux à gérer, non ? Laisse-moi faire à manger pendant ce temps. Quand tu rentreras, y aura une assiette chaude et zéro pression. Juste moi, un torchon ridicule sur l’épaule, et un plat probablement approximatif.
Je ris, malgré les larmes qui menacent.
— Tu sais cuisiner ?
— Absolument pas. Mais j’ai confiance en Google. Et en mon sens de l’improvisation dramatique.
Il me regarde avec un sourire en coin. Ce genre de sourire qui ne cherche pas à séduire. Juste à me faire du bien.
— Laisse-moi m’occuper de toi un peu. À ma façon. Et toi, va t’occuper de tes chevaux. Tu seras plus tranquille d’esprit. Et je serai encore là quand tu rentreras.
Je hoche la tête, incapable de répondre autrement.
Je me lève, passe une main dans ses cheveux en passant. Il ferme les yeux à mon contact. Et à cet instant, tout semble juste. Pas parfait. Mais juste.
Je prends une veste légère, sors vers les écuries. En moi, quelque chose se détend.
Et dans la maison, je sais qu’il est là. Qu’il m’attend. Pas pour me posséder. Pas pour me réparer.
Juste pour être là.
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