Chapitre 22 - Maël
Seul dans la cuisine, adossé au bar, je peine à reprendre mon souffle. Mes pensées tourbillonnent, s’entrechoquent, m’écrasent presque. Ce qu’Isis vient de me confier… ça me bouleverse bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer.
Ce n’est pas seulement l’idée qu’on lui ait fait du mal — même si cette idée me donne des envies de meurtre glacé. C’est aussi, surtout, la force qu’il lui a fallu pour le dire. Et la confiance. Elle vient de me confier quelque chose d’une telle intimité, d’une telle vulnérabilité, que j’ai eu l’impression de voir son âme à nue.
Et maintenant, je suis terrifié.
Comment je vais faire pour être à la hauteur de ça ? Pour ne pas tout gâcher ? Pour être le premier, après ça ?
J’ai l’habitude d’être avec des femmes qui savent ce qu’elles veulent. Des femmes à l’aise dans leur sexualité. Qui me laissent prendre les rênes, parfois jusqu’à la brutalité — mais toujours dans un jeu clair, consenti, cadré. Là, ce n’est plus du tout le même registre. Il ne s’agit plus de désir. Il s’agit de reconstruction. De cicatrices. De mémoire du corps.
Et moi ? La douceur, je ne sais pas faire. J’ai toujours fui ça. Trop lent. Trop intime. Trop vrai.
Mais cette fois, je ne peux pas fuir. Je ne veux pas. Alors je fais ce que je fais toujours quand je suis dépassé : j’appelle Bastien.
Je soupire, déjà prêt à me faire pourrir. Mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas me louper là-dessus.
Je compose son numéro.
— Je savais que t’allais rappeler, soupire Bastien en décrochant. T’as quoi, une alarme émotionnelle intégrée maintenant ?
— Arrête, c’est sérieux. J’ai besoin de toi.
— Oh mon Dieu. C’est arrivé. Maël Desprès me dit qu’il a besoin de moi. Attends que je m’assoie.
— Bastien, j’te jure…
Mon ton suffit à le faire taire.
— Ok. Vas-y. Dis-moi.
— Isis… m’a parlé de ce qu’elle a vécu. Son ex… c’était pas juste toxique. C’était criminel. J’en ai la nausée.
— Putain… souffle-t-il. Et toi, tu sais plus comment gérer.
— Exactement. J’ai peur d’aller trop vite. Trop loin. De tout foutre en l’air.
— Mec, la simple phrase "j’ai peur de mal faire" prouve que t’as déjà fait un putain de pas. Toi, d’habitude, t’as peur de pas jouir assez fort.
Je ris malgré moi.
— Merci pour la poésie.
— Plus sérieusement : t’as le mode d’emploi sous les yeux. Sois doux. Sois lent. Laisse-la guider. C’est pas du porno. C’est du lien. Et t’en es capable.
— Ouais… sauf que… j’ai dit un truc. Sans réfléchir. Et maintenant je flippe.
— Oh non. T’as fait un strip-tease émotionnel ? Dis-moi que t’as pas pleuré.
— J’ai dit : « je t’aime comme tu es ». Juste ça. Et ça m’a foutu en vrac. J’ai jamais dit ça à personne, Bast. Jamais. Et je sais même pas si je sais ce que ça veut dire.
Silence. Rare. Puis :
— Tu veux que je te dise ? Si tu l’as dit comme ça, sans réfléchir, c’est que c’est vrai. Et si ça te fout en vrac, c’est parce que t’as mis ton cœur sur la table, sans filet. C’est pas rien. Surtout pour toi.
— J’ai l’impression d’avoir sauté d’un avion sans parachute. Et maintenant je me demande si je suis censé savoir voler.
— T’es pas censé voler. Juste tomber bien. Avec elle. Et t’as pas besoin d’avoir tout compris à l’amour pour le vivre. C’est ça le bordel. T’as aucune certitude, mais t’y vas quand même. Parce que tu veux être là. Et t’es là.
— C’est flippant, Bastien.
— Ouais. C’est flippant. C’est réel. Et c’est pas censé être simple. Mais si tu restes droit, honnête, et que tu continues à lui dire des trucs comme « je t’aime comme tu es », je t’assure que t’es sur la bonne voie.
Je ferme les yeux. Laisse les mots s’imprimer.
— Merci.
— Toujours là pour t’empêcher de faire le con. C’est un taf à plein temps. Mais pour une fois, j’ai bon espoir. Tu veux un conseil bonus ?
— Vas-y.
— Redis-le. Pas pour te rassurer. Pas parce que c’est ce qu’elle veut entendre. Redis-le quand t’en crèves d’envie. Et tu verras, ça fera moins peur.
Je raccroche et pose le téléphone sur le plan de travail avec lenteur. Le silence qui suit me semble trop net, trop vaste, comme si j’avais ouvert un truc en moi que je ne sais plus refermer.
Je passe une main sur mon visage. J’ai chaud. Et froid. Mon estomac est noué. Bastien a raison. Il a toujours raison quand il m’emmerde le plus.
Je me suis planqué derrière des rôles toute ma vie. Séducteur. Sécurisant. Un peu connard sur les bords. Jamais trop impliqué. Et là, je sens que ça suffira pas.
Pas avec elle.
Pas avec ce qu’elle m’a confié.
Je regarde autour de moi. La cuisine est calme, baignée d’une lumière douce, presque dorée. Ça sent encore le café. Je m’adosse au frigo et ferme les yeux. Je revois son visage quand elle m’a parlé. Cette retenue. Cette force dans sa fragilité. Ce mélange bouleversant de peur et de courage.
Et moi… moi je suis là, les jambes qui tremblent à l’idée d’être le premier après ça.
Pas pour la performance. Pas pour le plaisir.
Pour ce que ça représente.
Je pourrais tout gâcher.
Et je me rends compte que pour la première fois de ma vie, ce n’est pas la peur d’être aimé qui me paralyse. C’est la peur d’être maladroit. D’abîmer ce qu’elle m’a offert avec tant de pudeur.
Alors je respire. Une fois. Deux fois. Et je me parle à moi-même, presque à voix haute :
« Sois lent. Sois vrai. T’as pas besoin d’en faire trop. Juste d’être là. »
Je tourne la tête vers la fenêtre. Elle est encore dehors, probablement dans les paddocks. Je me souviens de ce qu’elle m’a dit : qu’elle terminait ce qu’elle avait à faire avant de me rejoindre.
Je me redresse. Ouvre les placards. Sors quelques ingrédients.
Je vais lui faire à manger. Rien de spectaculaire. Juste quelque chose de simple. De chaud. De bon.
Un geste. Un ancrage.
Parce que je ne suis pas sûr de savoir comment l’aimer sans la heurter, mais je peux commencer par la nourrir.
C’est peut-être ça, être doux, au fond.
Offrir un peu de chaleur à l’autre, sans rien attendre.
Alors je me mets à couper des légumes, en silence. Le cœur battant. Les mains un peu maladroites. Mais l’intention droite.
Elle m’a donné sa confiance. Maintenant, c’est à moi de lui prouver qu’elle n’a pas eu tort.
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