Chapitre 28 - Maël
Je suis dans la chambre, debout, face à Henri Delcourt. Son regard est calme, mais son corps trahit une colère froide qu'il maîtrise avec une élégance impressionnante. Il a sorti un carnet et un stylo. Il est déjà dans la stratégie.
— Gabriel doit comprendre que s'en prendre à Isis, c'est s'en prendre à plus fort que lui. Il croit qu'elle est seule. Il faut lui prouver que non.
Je hoche la tête. J'ai la mâchoire tendue.
— J'ai un contact dans un cabinet d'avocats spécialisés en diffamation et réputation. Je peux les appeler dès demain matin. Mais avant, j'ai besoin de savoir si Bastien a une stratégie média en tête. Il connaît les mécaniques de la presse people mieux que nous deux réunis.
Henri me fixe, curieux.
— Bastien, c'est votre agent ?
— Mon agent, mon meilleur ami, et un bulldozer avec un carnet d'adresses plus fourni que celui d'un ministre. Il m'a déjà sorti de pas mal de bourbiers. Là, je sens qu'il va sortir l'artillerie lourde.
Je sors mon téléphone, compose le numéro.
J'appuie sur le haut-parleur. Le père d'Isis est assis à côté de moi, bras croisés, regard dur mais concentré. Bastien décroche au bout de deux tonalités, le ton alerte.
— T'as une voix de mec en mission commando. Qu'est-ce qui se passe ?
— C'est à propos de l'article. On est avec le père d'Isis. On veut savoir comment gérer la suite.
Un silence, puis un souffle.
— Je viens de le lire. C'est immonde. Il se croit encore intouchable.
— On veut réagir. Tout de suite. Moi, je peux me mettre en avant s'il faut.
— Non, stop. Mauvaise idée. Surtout pas toi en frontal.
Le père d'Isis se redresse légèrement.
— Pourquoi pas lui ? Il a une audience, non ?
— Justement. Et cette audience le suit pour sa carrière, pas pour son intimité. S'il soutient Isis de façon trop visible, ça va ouvrir la porte à des questions personnelles. Des fouilles, des recoupements. Et s'il s'avère qu'ils ont plus qu'une simple relation professionnelle, ça décrédibilise immédiatement sa parole dans l'esprit du public.
Je fronce les sourcils.
— Donc, si je parle, je passe pour le mec amoureux qui prend sa défense ?
— Exactement. Et dans les médias, ça devient "le petit ami jaloux qui défend sa copine", et pas "un homme indigné par des dérives systémiques".
Le père d'Isis hoche lentement la tête, visiblement d'accord.
— On protège Isis. Sa parole doit rester la sienne. Sans filtre. Si Maël se montre trop présent, tout risque d'être réinterprété à travers le prisme sentimental. Et ça, ce serait lui faire du tort.
— Alors quoi ? Je reste là à rien faire ? Je deviens dingue.
— Tu fais quelque chose. Mais intelligemment. On rédige un post pour toi. Sobre. Tu dénonces les abus dans le sport, tu exprimes ton soutien aux professionnels éthiques, tu encourages la libération de la parole. Pas de noms. Pas de détails.
— Et les gens feront le lien ?
— Ceux qui doivent le faire, le feront. Et ceux qui ne savent pas ne fouilleront pas plus loin. C'est la meilleure option pour éviter d'attiser la presse à scandale.
Le père d'Isis acquiesce d'un hochement de tête grave.
— Et pour ce type, Gabriel ?
— On travaille sur un communiqué juridique avec des avocats. On va démonter son récit à coups de faits, de témoignages et de crédibilité. Proprement. Sans colère, mais sans appel.
Je ferme les yeux une seconde. Je respire mieux.
— Et moi, j'écris quoi ?
— Tu me fais confiance ? Je t'envoie une version d'ici vingt minutes. Tu ajustes si besoin. Tu veux l'aider ? Alors reste en dehors des projecteurs. Mais sois là dans l'ombre. C'est ce dont elle a besoin, de toi, maintenant.
Je jette un regard au père d'Isis. Il me fixe, impassible, puis hoche lentement la tête.
— Très bien, murmuré-je. Merci Bast.
— T'as pas à me remercier. Mais souviens-toi : protéger quelqu'un, ça veut pas dire se montrer. Ça veut dire faire ce qu'il faut. Même si personne ne le voit.
Et il raccroche.
Je m'attelle à la rédaction du post de soutient sur les réseaux sociaux :
Ce matin, j'ai lu un article qui m'a profondément écœuré.
Dans le monde du sport, comme dans bien d'autres milieux, il y a des gens qui détruisent plus qu'ils ne construisent. Des gens qui brisent la confiance, manipulent les récits, salissent des réputations pour mieux dissimuler leurs abus.
On a tendance à croire que la violence, c'est du bruit. Mais souvent, elle se cache dans le silence. Dans le doute qu'on sème, dans les carrières qu'on écrase, dans les victimes qu'on fait passer pour des hystériques.
Aujourd'hui, je veux simplement dire ça : je crois les femmes. Je crois celles et ceux qui se relèvent après avoir été broyés. Je crois en la justice, même lente, même imparfaite. Et je crois que notre responsabilité, c'est d'écouter, de soutenir, de ne jamais détourner les yeux.
Il est temps que les méthodes abusives, quelles qu'elles soient, cessent d'être protégées par le silence et la peur.
Et si ma voix peut aider à amplifier celles qui n'en ont pas, alors je la prêterai. Sans bruit, sans nom, mais sans détour.
#Respect #Éthique #Justice #PasDeSilence
Je le lis au père d'Isis, qui valide d'un simple hochement de tête, puis l'envoie à Bastien pour qu'il le publie sur tous mes réseaux.
Il est temps maintenant de rejoindre Isis et sa mère, pour voir si elle est en capacité d'écouter notre plan ou s'il est encore trop tôt. J'espère la retrouver un peu. La voir si dévastée m'a littéralement arraché les tripes.
Je n'avais pas mesuré l'étendue des dégâts causés par Gabriel. Quand elle s'est effondrée dans mes bras, j'ai compris. Vraiment compris. La force qu'il lui a fallu pour survivre, le courage qu'elle a eu pour avancer malgré tout, sans jamais le faire payer à personne.
Et cet article... c'était la goutte de trop.
Elle a tout porté seule, comme un poison lent. Comme un cancer. Ça l'a rongée de l'intérieur toutes ces années, jusqu'à ce que quelque chose cède enfin. Et tout a jailli d'un coup.
Je n'ai pas compris tout de suite son état de sidération. Mais maintenant, je saisis. C'est le corps qui dit stop, quand l'esprit ne peut plus.
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