Chapitre 31 - Isis
Il m’a repoussée.
Sans méchanceté. Sans brutalité. Mais il m’a repoussée.
Il m’a refusé ce dont j’avais désespérément besoin : un moment d’oubli. Une bulle de nous.
Une part de moi sait qu’il a eu raison.
L’autre lui en veut. Un peu trop.
J’essaie de me concentrer sur mes tâches quotidiennes, mais le cœur n’y est pas. Les chevaux le sentent. Ils sont presque en apnée à mon contact, comme s’ils cherchaient à m’épargner. À ne pas en rajouter.
Tess me suit à la trace, les yeux rivés sur moi. Présence discrète mais essentielle. Je suis sûre qu’elle sait, qu’elle comprend le combat intérieur que je mène pour rester debout aujourd’hui. Pour continuer, malgré tout.
Maël me laisse de l’espace. Il vient prendre des consignes de temps en temps, respecte ma froideur.
Il sait qu’une partie de moi est vexée. Et que cette partie-là n’est pas cohérente.
Mais il ne m’en tient pas rigueur. Il laisse passer l’orage.
Ne relève ni mes piques, ni mes réponses agacées.
Et c’est ça qui me déstabilise.
J’ai l’impression de le faire payer pour quelque chose qu’il n’a pas fait.
Et ça brise quelque chose en moi.
Mais aujourd’hui, je n’y arrive pas.
J’ai besoin de réconfort.
J’ai besoin d’oubli.
Et ça… il me le refuse.
Je le vois près de l’écurie, penché sur Orion, comme si de rien n’était. Comme s’il n’avait pas mis le feu à tout l’intérieur de moi pour ensuite souffler dessus comme si ça ne comptait pas. Et là, quelque chose en moi cède.
Je fonce sur lui, le cœur en feu, la gorge serrée.
— Putain Maël, t’as pas le droit ! t’as pas le droit de faire ça !
Il redresse la tête, surpris par le ton. Mais moi, je suis déjà lancée. Une vague. Un raz-de-marée.
— Tu t’incrustes dans ma vie, tu te faufiles dans mes failles, tu me regardes comme si j’étais la seule au monde, et au moment où j’ai besoin de toi, tu me repousses ! Tu crois que ça fait quoi, hein ?! Tu crois que c’est quoi, pour moi, d’avoir enfin envie, d’avoir enfin confiance, et que ce soit toi qui dise non ?!
Il ne dit rien. Il me laisse vider le trop-plein.
— J’en peux plus de ces faux-semblants, Maël ! T’as foutu le bordel dans ma tête, dans mon corps, dans ma vie, et maintenant tu veux faire le mec raisonnable ?! Tu me prends pour quoi ? Une distraction ? Une pauvre fille qui confond sexe et réconfort ?!
Je m’approche encore, furieuse, au bord des larmes.
— Tu m’as laissée crever dans ce lit, toute seule avec mon désir, avec mes putains de souvenirs, alors que t’étais là, à portée de peau, à portée de souffle ! Tu crois que ça m’a fait quoi ? Tu crois que j’ai pas eu envie de hurler ?!
Je le pousse. Il encaisse. Ne bouge pas.
— J’ai eu envie de te haïr, Maël. Parce que t’avais tout pour me réparer, et t’as choisi de me regarder me décomposer.
Je suffoque. Et juste quand je crois que je vais éclater en sanglots, il bouge. Lentement. Pose ses mains sur mes joues brûlantes. Et m’embrasse.
Un baiser ancré, profond, presque désespéré.
Et dans ce baiser, il me fait taire. Pas par domination. Par vérité.
Je sens sa peur, son trouble, son amour silencieux. Tout ce qu’il n’a pas su dire, il me le donne maintenant, sans retenue, sans masque.
Quand il recule, juste un souffle entre nous, il murmure :
— Je t’ai jamais vue comme une distraction. Je te vois comme la seule chose vraie dans ma vie. Je veux pas te faire du mal. Je veux que ce soit juste. Pour toi. Pour nous.
Je ferme les yeux. Mes mains tremblent contre son torse. La tempête se calme. Et pour la première fois depuis longtemps… j’ai envie d’y croire.
Je reste là, figée, les yeux clos, ses mains encore sur mes joues. Mon cœur bat trop fort, trop vite. Je sens que mes jambes tremblent, que mon souffle saccadé trahit le raz-de-marée intérieur. Je m’attends à ce qu’il me parle, me fasse une remarque, se recule.
Mais il ne fait rien de tout ça.
Il m’attire simplement contre lui, avec cette douceur rare qui semble réservée à moi seule. Son torse contre ma poitrine, ses bras autour de mes épaules. Un cocon. Une évidence.
— Tu as le droit de craquer, souffle-t-il à mon oreille. Tu as le droit de péter les plombs. De hurler, de m’en vouloir. T’as tenu toute seule pendant trop longtemps. Laisse-moi être là maintenant.
Ses mots me désarment complètement. Je m’accroche à lui, comme on s’accroche à une bouée quand on ne sait plus nager. Je n’ai plus de colère. Juste cette fatigue immense, cette culpabilité sourde.
— Je suis désolée… je murmure contre son t-shirt. J’ai été injuste. Je t’ai balancé tout ça comme si tu m’avais abandonnée, alors que tu fais tout l’inverse.
— Ne t’excuse pas, Isis.
Sa main caresse lentement mes cheveux, sa voix est grave, chaude, ancrée.
— T’as pris des coups, trop longtemps. C’est normal d’avoir encore les réflexes de défense. Je suis pas là pour te juger. Juste… pour rester. Quand t’en as besoin. Même quand tu hurles.
Je ris à moitié, un rire cassé, tremblant, mais sincère. Maël me garde encore quelques secondes contre lui, puis je sens qu’il recule à peine. Juste pour croiser mon regard.
— Tu veux qu’on marche un peu ? Ou qu’on reste là ? me demande-t-il doucement.
— On reste. Juste encore un peu.
Il s’assied sur la botte de foin derrière lui, m’attire sur ses genoux comme si j’étais la chose la plus naturelle du monde. Et moi, je me laisse faire. Pour une fois. Juste être là. Contre lui. En sécurité.
Et dans ce silence apaisé, je me dis que j’ai peut-être enfin trouvé un endroit où déposer mes armes.
Je suis toujours installée sur ses genoux, sa main posée dans mon dos, l’autre jouant distraitement avec une mèche de mes cheveux. L’air est tiède, chargé de l’odeur du foin et du cuir. Le genre de moment suspendu où rien ne semble urgent, où le monde peut bien tourner sans nous.
Je me redresse un peu, juste assez pour capter son regard.
— Comment tu fais ça ? je demande à mi-voix.
— Faire quoi ?
— Rester calme. Me contenir quand je déborde. Ne pas m’en vouloir quand je t’en mets plein la figure.
Il esquisse un sourire fatigué, mais tendre.
— Je t’écoute. Et j’essaie de pas prendre pour moi ce qui ne m’est pas destiné.
— Et si parfois… ça t’était quand même destiné ?
— Alors j’encaisse. Et je réponds quand tu seras prête à entendre la réponse.
Je baisse les yeux. Ce qu’il dit me touche plus que je ne l’aurais cru. Pas de drame, pas de fierté blessée. Juste… de la patience. Et c’est nouveau pour moi. Tellement nouveau que ça me fait presque peur.
— J’ai peur, Maël, je murmure. D’être trop cabossée. D’avoir des attentes qui sont pas justes. D’avoir besoin de sécurité au point de t’étouffer avec.
— Tu veux que je te dise ce que je ressens vraiment ? me demande-t-il doucement.
Je hoche la tête, incapable de parler.
— Je suis flippé. J’ai jamais été en couple. J’ai pas les codes. J’ai passé ma vie à fuir dès que ça devenait réel. Mais avec toi… je peux pas fuir. Et j’ai pas envie de le faire. Même quand tu cries, même quand tu te fermes.
Il pose ses doigts contre ma tempe, son regard plongé dans le mien.
— Et je sais pas si je suis prêt dans le sens classique du terme. Mais je sais que je veux apprendre. Pour toi. Avec toi.
Je ferme les yeux. Une part de moi résiste encore, veut dresser un mur, dire que c’est trop risqué. Mais l’autre… l’autre veut juste plonger, malgré les peurs.
— Alors on apprend ensemble ? je souffle.
— Ensemble, il murmure. Mais à ton rythme. Pas à celui de tes blessures.
Je me blottis à nouveau contre lui, cette fois plus calme, presque apaisée.
— Merci, Maël.
— Pour ?
— D’être resté.
Il ne répond rien. Mais je sens son menton se poser contre ma tête, son souffle régulier. Il est là. Et pour l’instant, c’est tout ce dont j’ai besoin.
Je reste contre lui, le souffle calé sur le sien, enfin un peu apaisée. Sa main me caresse lentement le dos, sans intention, juste pour rester en contact, pour m’ancrer.
— Tu te rends compte que t’es presque rassurant, maintenant ? je glisse, un sourire dans la voix.
— Presque ? répond-il avec une fausse indignation.
Mais il ne finit pas sa phrase.
Son corps se fige.
Je le sens soudain tendu sous moi, son regard tourné vers l’extérieur, au-delà du portail, derrière les haies. Il fronce les sourcils, et ses doigts cessent de bouger.
— Maël ?
Il ne me répond pas tout de suite. Puis :
— Je crois… je crois qu’on vient d’être photographiés.
Je me redresse brusquement, mon cœur fait un bond.
— Quoi ?
— Là, juste derrière les arbres, à gauche. Un flash. Léger. Mais je l’ai vu.
Il se lève doucement, me gardant derrière lui comme s’il craignait qu’on surgisse pour nous attaquer.
— Reste là, murmure-t-il.
Je n’ose pas bouger. Mon ventre se noue, une boule de plomb dans la poitrine. Je me penche légèrement pour voir. Rien. Le calme habituel. Sauf que maintenant, ce calme me semble faux, creux.
Maël fait quelques pas, regarde autour de lui, puis revient vers moi.
— C’est trop loin pour que je sois sûr. Mais j’ai l’habitude. Ce genre de lumière, ce n’est pas un reflet accidentel.
— Tu penses que… quelqu’un nous suit ?
— Pas forcément. Mais j’ai mis un coup de projecteur sur moi avec mon post d’hier. Si un paparazzi s’est dit que ça valait le détour de venir te chercher, ça craint.
Je sens mon estomac se retourner.
— Tu crois que ça va sortir ?
Il ne répond pas tout de suite. Il me regarde, grave, les mâchoires serrées.
— J’espère que non. Mais il faut qu’on se prépare à cette éventualité.
Je baisse les yeux. Cette peur-là, je la connais. Celle d’être trahie par l’image qu’on donne à voir. Et là, ce n’est plus seulement moi. C’est nous.
— Je veux pas que ça gâche ce qu’on est en train de construire, je souffle.
Il s’approche. Me prend doucement le visage entre ses mains.
— Rien ne le gâchera, d’accord ? Je suis là. Et cette fois, je bougerai pas. Mais il faut qu’on parle avec Bastien. Tout de suite. Avant que ça prenne une tournure qu’on ne contrôle plus.
Je hoche la tête. La bulle s’est percée. Mais elle n’a pas éclaté.
Pas encore.
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