Chapitre 10
Le lendemain, Marie se réveilla à l’aube, elle déposa ses enfants encore endormis chez ses parents et se mit en route vers l’arrêt de bus. Comme convenu, peu avant 8h Suzanne la retrouva sur le banc en pierre. Elles parlèrent peu en attendant l’autobus, n’osant pas rompre le silence de la campagne qui s’éveillait autour d’elles mais l’excitation était palpable. Elles passèrent également l’heure et demie qui les séparait de leur destination dans le silence, échangeant à intervalles réguliers des regards brillants.
Quand enfin l’autobus pénétra la ville Marie ne pu décrocher son regard de la vitre, elle contemplait tout, les façades ocres aux milles fenêtres, là-bas ce qui semblait être un cinéma, ici une boutique immense, au bout de cette rue une cathédrale…Ses yeux étaient attirés par milles choses différentes, elle voulait tout enregistrer, tout consigner dans sa mémoire pour y repenser quand elle serait chez elle, à Saint-Martin.
Elles descendirent sur le Vieux Port directement, là encore Marie fut fascinée par l’agitation qu’il y régnait, des énormes bateaux se vidaient de leur chargement ou au contraire, semblaient avaler des tonnes et des tonnes de marchandises.
Marie avait l’adresse du magasin d’outillage où elle devait récupérer le soc, elle donna le petit bout de papier à Suzanne qui entreprit de les guider dans le dédale des petites rues de la cité Phocéenne. Elle, était ravie de retourner dans ces lieux si chers, elle gratifiait son amie de commentaires sur telle ou telle place, sur ces escaliers là bas où elle avait l’habitude d’amener Louise, sur ce café qu’elle fréquentait à une époque.
Cependant, à mesure qu’elles s’enfonçaient dans la ville, il devenait difficile de ne pas remarquer les nombreux rideaux tirés, les pancartes qui indiquaient une fermeture à durée indéterminée, et puis des femmes, des vieillards et même quelques enfants qui erraient dans les rues à la recherche de nourriture. Ce spectacle désolait Suzanne, attristée de voir sa ville ainsi abîmée par la guerre. Mais c’était sans doute d’autant plus violent pour Marie qui n’avait jamais vu de mendiant de sa vie. A Saint-Martin, même si personne ne roulait véritablement sur l’or tout le monde avait toujours pu manger à sa faim, quand des saisonniers ou de la famille étaient de passage on leur offrait systématiquement le gîte et le couvert, personne n’errait jamais dans la rue chez elle. A cet instant elle réalisa alors la chance qu’elle avait de vivre là bas, même si la ville l’attirait irrémédiablement par la liberté qu’elle promettait, Saint-Martin était sans nul doute protégé de la famine, de la pauvreté et dans une certaine limite des dégâts de la guerre. La jeune femme ressenti une bouffée de reconnaissance pour ce lieu qu’elle rêvait pourtant de quitter.
Grâce aux indications avisées de Suzanne les deux femmes arrivèrent vite à leur but. Il était maintenant midi et elles avaient encore tout l’après-midi devant elles. Elles décidèrent alors de monter tout en haut de la colline jusqu’à la basilique qui surplombait la ville. L’ascension était longue, Marie sentit ses muscles devenir douloureux au fur et à mesure de leur marche. Quand enfin elles atteignirent le sommet, la vue coupa le souffle à Marie. Elle n’avait jamais rien vu de tel, à ses pieds s’étendait toute la ville, et puis partout à côté : la mer, immense elle aussi. Elle pouvait même deviner, là bas tout au fond, les hauteurs de Saint-Martin.
-Viens, je connais un autre endroit encore plus beau. Lança Suzanne en l’extirpant de ses rêveries.
Marie suivit son amie qui la guida un peu en contrebas du promontoire où un un rocher offrait une assise tout à fait convenable pour leur repas du midi. De là, l’impression de dominer la ville était encore plus forte, elles étaient véritablement en surplomb de la ville grouillante de vie à l’heure du déjeuner. Elles déballèrent chacune leur repas et mangèrent en contemplant la vue. Suzanne agrémenta leur contemplation de quelques commentaires piquants sur ses anciens voisins à Marseille et décrit en tournant en ridicule les habitudes des habitants. Marie riait à gorge déployée de la verve de son amie, et plus elle riait plus elle en rajoutait, poussant toujours plus loin ses imitations et ses observations. Le rocher était froid, étroit et le contact de la pierre commençait à être douloureux sous ses cuisses mais Marie n’osait pas bouger, pour rien au monde elle ne voulait interrompre ce moment où elle se sentait si bien. Soudain, après une ultime description hilarante Suzanne passa son bras autour de la taille de Marie et posa sa main sur sa cuisse. Marie resta bouche bée, surprise. Elle dévisagea son amie quelques instants puis pris sa main, se délecta sous ses doigts de cette peau si douce.
Elles restèrent ainsi quelques minutes, en silence mais Suzanne brisa cette harmonie en se relevant prestement :
-Si on ne commence pas à redescendre maintenant, on va manquer l’autobus de 17heures, on ne devrait pas trainer. Marie reprit alors rapidement ses esprits en s’épousseta elle aussi.
Elles firent le chemin inverse en bavardant mais leur conversation sonnait creux, elles n’échangeaient que des banalités, omettant volontairement ce qu’il venait de se produire.
Dans l’autobus du retour elle restèrent silencieuses, chacune plongée dans ses pensées. Marie observait le paysage défiler par la fenêtre, elle regarda les arbres peu à peu remplacer les immeubles et les promeneurs se faire plus rares. Quand l’autobus roula à nouveau dans la garrigue, elle eu la certitude qu’elles venaient de quitter non pas juste la ville mais aussi une parenthèse qui ne s’ouvrirait jamais plus.
Elles arrivèrent au village en tout début de soirée, en silence toujours. Le ciel était déjà couleur d’encre, dans l’obscurité l’une et l’autre s’observaient à la dérobée. Elles se séparèrent devant l’école en se saluant cordialement comme le feraient une institutrice et une mère d’élève, elles savaient que Charles était rentré. Marie continua son chemin jusqu’à la ferme familiale mais elle sentait dans son dos le regard de Suzanne, fixé sur elle. Quand elle se retourna, elle avait disparu.
En parcourant avec Jacques et Nicole les derniers mètres jusqu’à chez elle, Marie eu du mal à se concentrer sur le récit de leur journée, ses pensées étaient tournées vers Suzanne et ce repas sur le rocher, son geste si imprévisible.
Le soir venu, elle contempla ses deux enfants endormis paisiblement, elle repensa à sa journée si loin d’eux et à Jean, à des kilomètres lui aussi et puis à Suzanne, pas si loin d’elle. La culpabilité la submergea : n’était-elle pas en train de faire n’importe quoi ? Après tout, elle était mère et ses deux enfants n’avaient qu’elle sur qui compter, elle ne pouvait pas se permettre d’agir ainsi, sur un coup de tête. Une fois dans les draps elle eu du mal à trouver le sommeil, oscillant entre culpabilité et plaisir coupable d’avoir pu à nouveau toucher la peau si douce de Suzanne. Elle finit par sombrer dans un sommeil peuplé de cauchemars où elle, Jacques et Nicole étaient mendiants dans cette ville si vaste et où Jean l’observait depuis le rocher sous la basilique s’affamer avec leurs enfants.
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